Le Mort sur l’âne
Nicolas Cavaillès
« Il était impossible, hélas, qu’une île de mille huit cents kilomètres carrés restât immaculée : sur cette miette égarée de l’Afrique ou de l’Inde, Dame Nature ne fit naître aucun aborigène, mais l’humain ne put s’empêcher de venir s’y promener et y vivre, d’en violer la barrière de corail. Il n’est guère plus envisageable, hélas, que tous les habitants de notre île, absolument tous, acceptent un jour de la quitter, de la rendre à sa pureté originelle – celle des déserts, de Dieu ou du Néant. Le miracle serait déjà formidable, qui empêcherait qu’aux riverains ne s’ajoutent chaque jour, flux et reflux diarrhéique via le côlon aérien, les milliers de touristes venus la souiller quelques jours et la fuir à jamais. »
Au gré des pérégrinations d’un âne, Nicolas Cavaillès dresse un portrait atypique de l’île Maurice. Un voyage à l’intérieur de ces terres à la toponymie si particulière, propice à une réflexion menée avec humour sur l’idée paradoxale que la civilisation, dans son appétit de découvertes et dans son effort pour rendre le monde toujours plus « vivable », fait en réalité œuvre de destruction.
Né en 1981, Nicolas Cavaillès est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade (Gallimard, 2011) et l’auteur de Vie de monsieur Leguat qui a remporté le prix Goncourt de la Nouvelle 2014 et de Pourquoi le saut des baleines, Prix Gens de mer 2015, Les Huit Enfants Schumann, mention spéciale du jury du Prix Françoise Sagan et du Mort sur l'âne.
Coup de cœur de la Librairie du Rivage, Royan
Nicolas Cavaillès est maintenant un habitué de nos coups de cœur. Après Vie de monsieur Leguat, Pourquoi le saut des baleines et Les Huit Enfants Schumann, tous aux éditions du Sonneur, voici donc une nouvelle bonne surprise, Le Mort sur l’âne, conte philosophique, voire métaphysique, d’une invention surprenante et parfois troublante au point que le narrateur interpelle le lecteur pour le rassurer et l’enjoindre à poursuivre sa lecture. Cet âne avec son mort sur le dos hante un récit qui nous conte l’histoire de l’île Maurice comme une allégorie du monde et des mots (maux) qui le nomment. C’est la mort qui rode, la destruction qui accompagne la présence des humains, c’est cela que l’âne supporte « sans rien comprendre » et Nicolas Cavaillès semble adopter le cheminement du baudet avec des digressions (Baudelaire ou le chanteur rasta Kaya) et des ruptures de style qui lui permettent de nous mener au bout de cette parabole de fin du monde : « Restent les strates modernes de souffrance et de béton qui recouvrent les coulées primaires de lave et de jungle, et ces strates pèsent lourd, s’affaissent trop bas : nous ne saurons bientôt plus y réinventer l’idée même de liberté. Ne voyez-vous pas déjà quelle piètre animalité est la nôtre ? » Nicolas Cavaillès livre là son livre le plus sombre, la mort dans l’âme. Quant au monde, li kapav pas eziste.
Jean-Pierre Longre, Notes et chroniques
Image insolite : un âne chargé d’un cadavre humain si bien arrimé qu’il ne pourra pas s’en débarrasser parcourt l’île Maurice, ce « volcan surgi des eaux qui composa ses paysages par coulées de lave successives jusqu’au spectacle actuel (gangrené de béton) », une île qui, après avoir été un « désert généreux », est devenu le lieu de rassemblement d’un « peuple hétérogène – d’origine indienne, africaine, européenne et extrême-orientale – mais unanimement obsédé par sa petite géographie insulaire ».
Nous suivons donc, sur les pas de Nicolas Cavaillès, fin connaisseur des lieux, les traces de notre « bourik », qui commence par tourner en rond, puis qui se met à déambuler de coin en recoin, de ville en village. Et l’auteur profite de cette légende du « mort sur l’âne » pour plonger et nous faire plonger dans « l’obsédante géographie de l’île », et aussi dans son histoire, avec parfois une bonne digression qui a tout de même quelque chose à voir, telle celle qui rappelle la visite (forcée) du jeune Baudelaire à Port-Louis et dans les environs. Tant de villages aux noms pittoresques, parfois significatifs, parfois énigmatiques ; tant de lieux-dits, de quartiers, de figures et de groupes humains… Maurice apparaît comme un univers grouillant, dans l’espace et dans le temps, qui pose question : « Comment rendre l’île à sa nudité première, anonyme ? ». Et comment la faire sortir de la misère et de l’injustice, même après les émeutes évoquées vers la fin du récit ? « La vie reprit sa marche benoîte, à Beaux-Songes comme ailleurs – précisément comme l’âne affligé que nous avons laissé tantôt à l’entrée du village, après les vergers de Cressonville, au bord de la rivière… Pauvre bourik traînant jusqu’au bout de sa nuit son incompréhension et sa lourde fatigue, jusqu’au point du jour. »
Dans une prose à fois impeccable, souple et poétique, dont chaque mot, chaque phrase, chaque chapitre sont parfaitement pesés et rayonnent de multiples harmoniques, Nicolas Cavaillès ne se contente pas de décrire et de raconter. Il s’amuse parfois (lisez par exemple le chapitre 22 bis, où sont rapportées d’une manière impayable les dernières « aventures sensuelles » du baudet, une journée complète de débauche avec pouliches, ânesses, mules…), et souvent, prenant le lecteur à témoin, le sollicitant même, sollicitant aussi les images qui peuplent son esprit, s’adonne à la méditation et à l’interrogation : « Rien n’est à moi, nulle part le monde n’est ma maison, et tous les drapeaux que j’y plante ne flottent que dans le vent de mon égotisme, pour mieux retomber et s’enrouler autour de leur piquet lorsque mes illusions s’effritent. » Le cadavre que notre âne trimballe au long des chemins est aussi celui de nos illusions. Reste à laisser chanter les oiseaux, en un « dialogue kreol-kreol, en plein cœur de l’île, alors qu’un ouragan s’approche ».
ISBN : 9782373850741
ISBN ebook : 9782373850901
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 128
Parution : 18 janvier 2018