Dominique Autrand, Le Monde diplomatique
Le hobo, ce vagabond qui se déplace clandestinement de ville en ville sur des trains de marchandises, multiplie les petits boulots et apprend la vie, est une figure récurrente de la littérature américaine, rendue célèbre par Jack London et plus tard par Jack Kerouac, qui furent eux-mêmes de ces aventuriers magnifiques. Un autre représentant en est Jim Tully (probablement né en 1886, il meurt en 1947), qui quitta son Ohio natal à 15 ans. De 1901 à 1907, le « gamin du rail » pratiqua toutes sortes de métiers, connut la prison et se forgea une solide expérience de la nature humaine, dont il fit vingt ans plus tard la matière de ses livres. Il devint alors rapidement célèbre, même si ses sujets ainsi que son style direct et cru lui valurent quelques déboires avec les ligues de vertu et autres censeurs. Il accéda même aux studios de Hollywood et fut le conseiller spécial de Charlie Chaplin pour La Ruée vers l’or, en 1924. On ne peut que savoir gré aux Éditions du Sonneur de s’employer à faire redécouvrir son œuvre, qui compte quatorze ouvrages.
Circus Parade, qui paraît en 1927, relate quelques épisodes de la vie d’un cirque itinérant. Et Tully sait à l’évidence de quoi il parle. L’abondance de détails concrets le prouve. Pas de magie ni de paillettes : on serait plutôt dans l’univers cruel et glaçant du film Freaks, réalisé quelques années plus tard par Tod Browning. Ce qui déplaira fortement à la Circus Fans Association of America (Association américaine des amateurs de cirque)… Les dix wagons du cirque de Cameron sont peuplés de va-nu-pieds, repris de justice et autres rebuts de la société, devenus par raccroc monstres de foire, acrobates ou dompteurs, auxquels s’ajoutent les petits employés, manœuvres, monteurs de chapiteaux, poseurs de pieux, tous exploités sans vergogne par un patron escroc. Pour arnaquer le public, Cameron s’appuie sur sa bande d’aboyeurs, rabatteurs de gogos, « squales des cartes », escamoteurs et experts aux dés. Et pour se débarrasser d’un artiste sans le payer, il lui suffit de charger un de ses sbires de lui « montrer le feu rouge », autrement dit de l’éjecter du train en marche. La violence est omniprésente, et Tully la traite sur un mode rapide et sec qui annonce le roman noir américain. Les scènes brutales se succèdent : dompteur déchiqueté par des hyènes, bagarres sanglantes, mise à mort d’un Noir par des spectateurs racistes qui enflamment sa chemise enduite de goudron fondu.
L’auteur brosse aussi quelques portraits magnifiques. Lila, par exemple, la femme la plus grosse du monde, « chouette rêvant d’être un aigle », monstre au cœur tendre capable de mourir d’amour à la suite d’une passion malheureuse. Ou Jock, un ancien jockey qui s’occupe des chevaux, « vingt ans de pénitencier et siphon à morphine », mais aussi un homme qui a le sens de la fidélité en amitié. Ou encore Face de Craie, le clown noir accompagné de son chat galeux, qui est un personnage à part entière : « Nous étions trois vagabonds de la désolation, unis par la misère, d’une lucidité insondable », écrit Tully. Lucidité qui fait de lui un héraut des bas-fonds digne de Mark Twain ou Maxime Gorki, portant jusqu’à nous la voix des marginaux et des persécutés qu’il a côtoyés.