Libération • Maïa Sieurin
Le destin d’un homme violent dans la campagne italienne des années 1950
Parmi les livres publiés aux éditions italiennes Feltrinelli dans les années 1950, deux connaissent un destin diamétralement opposé. Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa est devenu un ouvrage incontournable à l’international en 1958 tandis que Zebio Còtal de Guido Cavani a sombré dans l’oubli en 1961. Pour Valérie Millet, directrice des éditions du Sonneur, qui vient de le faire traduire en français, il s’agit d’une « amnésie éditoriale » difficilement explicable. Le réalisateur Pier Paolo Pasolini lui avait pourtant imaginé un autre destin dans la préface initiale, absente de cette édition : « Sa langue est à la fois provinciale et prodigieusement intemporelle ». Cela est toujours le cas : les soixante et quelques années séparant sa parution de cette traduction s’estompent à sa lecture. La violence du personnage principal est condamnée par la société qui l’entoure et analysée en sous texte. Cette modernité surprend.
Choix comptable. Dès les premières lignes Zebio se montre intraitable avec sa famille, dont les liens se défont au fur et à mesure des pages. Il est exploitant agricole et père tyrannique, dans la région de Modène. Sa brutalité et son alcoolisme empoisonnent lentement ses proches et ses finances. Mais cette animosité dirigée contre les enfants et les femmes n’est pas atténuée par les remords ou une remise en question venant sauver le personnage. Il envoie son fils de 9 ans, Zuello, vivre et travailler chez son frère pour « alléger le budget familial ». Il se soulage d’un poids sans se questionner : c’est un choix comptable. L’enfant accepte son sort avec de la peine au départ mais finit par se rebeller progressivement, avant que ses employeurs ne le chassent sans autre forme de procès. Zuello est libre, ses frères ne seront pas aussi chanceux. Ils subissent les coups du père. Une scène est particulièrement violente : « Il se mit à les fouetter. Pellegrino se libéra de son fagot, plongea dans la haie la plus proche et disparut dans un champ ; Bianco continua à avancer sous les coups de ceinturon jusqu’à la cour, et après s’être déchargé du bois, il se jeta au sol en couvrant son visage de ses mains. » Les femmes n’échappent pas non plus à ces déchaînements colériques. Elles sont insultées et malmenées par ce despote. Même la nature environnante semble souffrir et s’étioler. « Le soleil brûlait tout, donnant à ces terres pulvérisées par la sécheresse un air de désert. »
« Yeux bleus et fourbes ». À cet âpre tableau s’ajoutent la misère et la violence sociale. Chacun en est une victime. Les Cótal ne peuvent lire eux-mêmes la lettre annonçant la fin du contrat entre Zuello et son oncle. Ils n’ont pas les capacités intellectuelles pour le faire : « […] personne ne sait lire. On sera obligé de montrer nos affaires à quelqu’un qui les colportera dans tout le village. Voilà ce que c’est l’ignorance » se désespère Zebio. Ses dettes s’accumulent et ses enfants sont livrés à eux-mêmes, quémandant de la nourriture sur leur passage. On retrouve ici des traces du vérisme, le versant italien du naturalisme français. La réalité est décrite sans fards, avec brutalité. Le portrait d’une des cousines de Zuello en témoigne: «C’était une enfant de sept ans, aux yeux bleus et fourbes, aux cheveux roux, gros comme du crin». Mais certains personnages ne sont pas passifs. Glizia, la fille Còtal, ne se laisse pas faire lorsque le postier tente à plusieurs reprises de l’approcher avec insistance. Elle tient aussi tête à son père et incite sa mère à en faire de même : « S’il s’en va, nos malheurs s’en iront aussi. Mais il a pris racine, comme le chiendent ; c’est le patron, il fait la pluie et le beau temps. »
Glizia n’est pas la seule à dénoncer publiquement les agissements de Zebio. Don Alcide, le prêtre du village, n’hésite pas à le rappeler à l’ordre après lui avoir lu la lettre concernant son fils: « J’espère que vous n’allez pas chercher des noises à votre pauvre épouse, qui n’y est pour rien. » D’autres habitants signalent également aux carabiniers son agressivité. Leurs soupçons sur l’implication de l’agriculteur dans la mort d’un de ses enfants parviennent à l’amener devant une cour de justice. Zuello en sera le juge le plus intraitable. Une fois adulte, il revoit son père sans le reconnaître, après des années de séparation. Il lui parle rapidement de Zebio, qui ne précise pas son identité à son interlocuteur. « D’après toi, quand une famille souffre, c’est uniquement à cause du père ?» La réponse du fils est sans appel.