La Croix • Alexis Jenni
Depuis des semaines, ma meilleure amie, c’est Martha Gellhorn. Cela n’a rien de très personnel, puisqu’elle est morte voilà plus de vingt ans et à l’âge de quatre-vingt-dix ans : ce qui n’empêcherait en rien l’amitié mais assure le caractère très platonique de notre relation.
Entre 1930 et 1990, cette femme a fait et vu tout ce que l’on pouvait faire et voir en ce siècle agité, mais surtout elle l’a écrit. Il y a quelques romans qui n’ajoutent rien à la littérature, et des reportages qui sont son grand œuvre, même s’il s’agissait pour elle de gagner sa vie, de se faire payer par les journaux pour aller partout, voir comment c’est, car le journalisme était à ses yeux une forme d’éducation. Ce qu’elle préférait, c’était nager avec un tuba dans la mer des Caraïbes, mais on la retrouve à Auschwitz, à Jérusalem ou à Nowa Huta, à Londres, à Mombasa et à Moscou, c’est vertigineux. Par ses récits, elle m’emporte.
C’est là l’une des vertus des livres, une des raisons pour lesquelles on les aime : ils créent des liens à travers le temps, avec des gens dont on ne connaît que la photographie (et parfois même as, un portrait, un buste, souvent rien). Ce à quoi on se lie, c’est ce ton, le style dit-on, où la qualité du regard, la façon de dire, ceci d’indéfinissable qui touche et qui est la musique de l’écrit, plus fondamentale encore que son contenu explicite. Je lis Martha Gellhorn comme je fréquenterais une amie dont j’apprécie la conversation, l’intelligence, l’humour. Je ne m’en lasse pas.
L’essentiel de ses reportages de temps de paix (elle fut aussi reporter de guerre) ont été traduits aux Éditions du Sonneur (on saluera au passage la forte contribution à la littérature des petites maisons d’édition) : on y trouve J’ai vu la misère. où elle met en fictions ce qu’elle a vu quand elle était envoyée par l’administration Roosevelt pour faire des rapports sur l’état du pays pendant la Grande Dépression, et c’est beau et terrible comme des photos de Dorothea Lange, engagée pour les mêmes raisons : Mes saisons en enfer, où elle raconte ses pires voyages, suite d’aventures rocambolesques qui sont des chefs-d’œuvre d’ironie impolie et d’autodérision: et puis Le Monde sur le vif, cinquante ans de voyages, huit cents pages de merveilles, où l’on voit pêle-mêle un lynchage à l’ancienne dans le Deep South, de jeunes artistes maigres et exaltés dans la Pologne grisâtre de 1959, une tournée des camps palestiniens du temps où Gaza ne comptait que le dixième de la population actuelle, le procès Eichmann, la sale guerre du Salvador, et un retour à Cuba dans les années quatre-vingt, patrie somnolente du communisme déglingué, mais avec le sourire.
J’en passe, bien sûr, c’est le siècle qui défile à hauteur de femme, à hauteur de conversation avec ceux qui vivent au présent ce qui est maintenant décrit à grands traits dans les livres d’histoire. Entendre la mélancolie d’un Tchèque de 1938 au moment où son pays est mutilé par les accords de Munich, ou bien l’inquiétude et le courage d’une famille israélienne en 1956 quand Nasser équipe abondamment l’armée égyptienne, cela permet de saisir humainement ce que L’Histoire fait comprendre intellectuellement, et c’est bien là le rôle de la littérature.
Et puis il y a les lieux, qui font rêver. Non pas qu’ils soient prestigieux, mais ils sont intacts, et vivables. « C’est l’une des bénédictions constantes de ma vie, dit-elle, d’avoir pu découvrir à temps les merveilles du monde. » À temps, dit-elle : puisque depuis tout s’est banalisé, et dégradé. Je n’écris pas ça avec une pointe de nostalgie, c’est l’état objectif du monde, usé par l’activité humaine et la démographie. Elle vit quelques années à Cuernavaca au Mexique, qu’elle qualifie de « charmant village », ce dont personne n’aurait plus l’idée devant la ville bouillonnante que c’est devenu, saturée de gaz d’échappement et de klaxons.
Par ses yeux sensibles, par sa joie de prendre du plaisir à toute découverte, on explore un monde encore divers, où la nature est belle, encore accueillante. La touristisation est bien une catastrophe mondiale. la surpopulation aussi, et l’extension sans fin des activités industrielles. Ce monde qu’elle raconte est dur mais moins désespéré, sans doute est-ce son regard, ce regard amical qu’elle pose sur tout, qui met l’homme au centre de toutes choses.
Sinon, en passant, elle était très belle et fut la femme de Hemingway. Mais cela n’a d’autre intérêt que d’ajouter une note mondaine à cette vie libre et romanesque dont elle fut pleinement l’auteur. Ce qui m’intéresse, c’est de la lire.