Veneranda Paladino, Les Dernières Nouvelles d’Alsace
Après Vie de monsieur Leguat, Goncourt 2014 de la nouvelle, Nicolas Cavaillès sonde dans une rêverie poétique qui est aussi traité métaphysique l’énigme des prodigieux sauts de cétacés. Réjouissant.
La question n’est pas si oiseuse ou désinvolte qu’elle semble paraître. Pourquoi le saut des baleines, s’interroge le passionné Nicolas Cavaillès.
De ce grand connaisseur de Cioran, traducteur du roumain, on avait plébiscité Vie de monsieur Leguat, à l’instar de l’Académie Goncourt qui en fit le lauréat de la Nouvelle, l’année passée.
Avec la sagacité d’un esprit teinté de l’humour désespéré propre au philosophe nihiliste roumain disparu il y a vingt ans, Nicolas Cavaillès s’attaque donc à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal : les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau.
En quelque 70 pages, son livre contient une fantaisie littéraire, un essai cétologique et un traité métaphysique réjouissant — distingué récemment par le prix Gens de la mer.
Enchâssant données scientifiques, biologiques, hypothèses anthropomorphiques et projections rêvées, l’auteur dédie sa fantaisie au poète russe persécuté Guennadi Samoïlovitch. Qui traversa le continent carcéral qu’a été la Russie moderne, depuis la Baltique. Les longues méditations nocturnes de Cavaillès doivent beaucoup à l’intense description que fit le poète d’une baleine à l’agonie dans un océan de deuil. L’image « attisa cette intuition primordiale : pas plus qu’il n’y a de fumée sans feu, écrit Cavaillès, il ne saurait y avoir de bond de baleine sans un drame sous-jacent ».
Pourquoi ? Un océan de questions avec des hypothèses qui moutonnent à l’horizon de flots déchaînés met en scène l’opéra tragique des baleines.
L’auteur postule un vide existentiel, l’ennui, l’absurdité du saut. L’étrangeté gratuite et ostentatoire, cette tentative d’esquive de la vie vide exprimerait un sentiment d’inadéquation, d’inappartenance à l’existence, voire de malaise.
Cavaillès relève les comportements différents des baleines dites franches, dont celle du Grœnland qui bondit rarement mais de nombreuses fois de suite. « Elle s’élève à la verticale, émerge à 75 % et retombe sur le flanc. Elle aère sa tête plus qu’elle ne saute…» On pourrait parler d’érection céphalique flanchée. Moins massive la baleine noire et sa cousine franche australe qui retombe en arrière, en cambrant le dos : érection céphalique périlleuse, écrit alors Cavaillès.
Il y a aussi les rorquals, les mégaptères ou baleines à bosse, jubartes, poissons de Jupiter. Ces derniers réalisent un « saut par excellence, impétueux, puissant, total. Un saut carpé-flanché intégral vrillé ».
Hors des abysses, le comportement de ces géants de la mer nous plonge dans d’abyssales interrogations. L’auteur n’en finit pas d’épuiser « ce maudit pourquoi qui se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. »
Traumatisé par les limites de l’existence, par les arrangements ennuyeux qu’elle encourage, par la médiocrité du pacte avec le réel, on se rêve en mégaptère, baleine à bosse, jubarte ou poisson de Jupiter. Capable d’une telle insurrection, d’un soulèvement aussi puissant.