Claire Laloyaux, Aquarium vert
Les Éditions du Sonneur ont l’art de ces découvreurs des temps passés qu’ils mettent si souvent à l’honneur dans leurs collections. Après les textes remarqués de Clotilde Escalle et d’Edith Masson, pour ne citer qu’elles, c’est au tour de Laurine Roux d’impressionner par un premier récit hors du temps dont le beau titre sonne comme une promesse : Une immense sensation de calme. Porté par la voix d’une jeune femme dont on ignore le nom, le livre raconte sa relation et ses pérégrinations avec Igor, homme fruste et peu loquace, « un animal », chargé de livrer du poisson aux vieilles femmes isolées d’une région hostile qui tient de la taïga. La narratrice fut tout de suite happée par « le bleu délavé de ses yeux [qui] a[vait] l’acuité du métal », des yeux immenses « comme si un bout du ciel s’était détaché pour tomber là en deux petites taches rondes et azurées ». L’étreinte, ensuite, fut crue, au sommet d’une falaise ; la jeune femme y est palpée comme « argile, mica, rivière », y devient « palpitation » – Igor « boit [s]on essoufflement », « respire [s]on cou comme on giboit ». Dès l’orée du livre, le corps est sujet à métamorphoses, propriété d’une nature brute. En suivant Igor, ombre contre ombre, le pied au-dessus du vide, la jeune femme se surprend même à renifler les baies, à haleter comme un renard. Elle n’est déjà plus la naïve jeune fille qui laissa bêtement retomber la nasse dans le lac en voyant pour la première fois Igor :
Quand Ama était à l’hôpital de Varatcha, nous allions la voir tous les jours avec Apa. J’étais très jeune, les souvenirs ne sont pas bien fixés. Mais je me souviens des feuilles. Comme Ama était trop fatiguée, je ne pouvais pas rester dans la chambre. L’infirmière me conduisait dans le jardin en attendant qu’Apa ait fini. C’était l’automne. Les feuilles mortes tapissaient le sol. Je me disais que si j’arrivais à marcher uniquement sur les rouges, Ama guérirait. Quand Apa revenait, il avait les yeux aussi rouges et mouillés que les feuilles. […] Le jeu des feuilles a traversé l’oubli. Si j’arrive à marcher uniquement sur les brunes, peut-être qu’Igor reviendra ? Mais je ne suis plus une petite fille. Il faut être raisonnable. Ama n’a pas guéri.
De ses aller-retour avec son compagnon elle ne dira en réalité pas grand-chose tant la routine de ce travail laisse peu de place aux rebondissements. Les voyages partent toujours de chez les frères Illiakov, où le couple s’est rencontré et où le poisson est entreposé, et s’arrêtent toujours au kern du déjà vieux Tochko puis à la cabane de la très vieille Grisha à la peau cartonnée. Peu à peu ce sont des vies qui se dévoilent dans la bouche de la narratrice et des autres personnages féminins, les « babas », grands-mères porteuses de lourds secrets, obscures guérisseuses qui passent pour des sorcières, « bouches de sommeil » qui délivrent aussi la nuit leurs histoires d’un autre temps. De ces récits les hommes ne sont que diverses figurations, parfois monstrueuses, de la nature, leurs paroles muettes, les dos courbés comme celui de Pavel, les mains calleuses, le sourire à peine esquissé comme celui d’Igor pour sa femme, les yeux portant un blanc linceul d’où perlent des larmes de lait.
À mesure que la mort peint les personnages de nouvelles couleurs, dépose sa « trace violette » sur les chairs, les secrets s’éventent à la faveur de veillées quasi funèbres. La parole des grands-mères ranime un passé douloureux, celui qui précéda le Grand-Oubli, point zéro traumatique causé par les « oiseaux de fer » de la guerre. Dans les caves où s’entassaient les mères et leurs enfants, « des choses terribles dont on ne peut parler advinrent alors. Sans user de sortilège, aucune mère n’aurait pu faire ce que certaines avaient fait pour qu’enfin les pleurs cessent. »
Mais cette parole qui empoisonne et rapporte du passé l’odeur de soufre de la guerre permet aussi de redessiner une généalogie perdue qui dissipe le mystère entourant l’existence d’Igor. La narratrice, elle, connaît ses ascendants (Ama, Apa, Baba) mais ils semblent être les doubles rationnels, plus banals, des ancêtres d’Igor. Les liens familiaux n’ont pas en effet, dans ce livre, la solidité du réel ; les personnages, au contraire, semblent nés de l’imagination de vraies conteuses. On ne sait où situer l’histoire, si ce n’est très loin à l’est, là où finiront Igor et sa compagne ; on ne sait la dater bien que des souvenirs de nos guerres à nous prennent soudain d’étranges contours, fantasmatiques ; on découvre même l’existence d’une petite fille emportée par le roi des esturgeons puis, repue de l’énergie vitale de son père, devenue esprit des marécages, gorgone « au corps de murène », les mamelons comme des « cerises brunes que le jus s’apprête à faire éclaté », le ventre gonflé par la présence d’un enfant à naître, issu de l’union avec un homme aux allures d’ursidé. Là-bas, tout le monde croit à ces naissances et renaissances fabuleuses et croit plus encore aux pouvoirs de guérisseuses des vieilles femmes parias. On y redonne vie en gorgeant les sangsues d’un sang sain avant de les déposer sur les avant-bras d’un mourant, on y voit un père devenir translucide de chagrin et plonger dans le Grand-Sommeil pendant que sa petite fille se gorge de son dernier soupir, on y redonne encore vie en frictionnant un corps déjà raide de graisse de porc, on y devine aussi le cadavre d’une ourse sortir en songe de l’haleine d’un homme.
Là-bas, c’est la légende qui devient plus vraisemblable que la réalité de la destruction. C’est que l’histoire d’avant le Grand-Oubli était si sauvage, si soudainement destructrice qu’il fallut l’engloutir et retrouver un autre rapport avec la nature, d’une tout autre sauvagerie. Avant le Grand-Oubli il y avait de belles jeunes filles à marier qui rêvaient de liberté, de danses et de couleurs, il y avait la ville et son orphelinat sur le seuil duquel étaient déposés des Miraculés et des Va-au-Diable, les jalousies empêchaient l’amour de se vivre, et les haines, après avoir propagé des épidémies, organisaient des pogroms. De cette guerre d’il y a cinquante ans il reste des visages à jamais ridés, des enfants condamnés à errer dans les forêts, rendus aveugles par les gaz et devenus Invisibles pour le reste de la population, « ensauvagés » par la barbarie humaine ; il reste alors une légende à raconter pour rendre la cruelle histoire d’hier supportable.
Le conte de Laurine Roux rappelle un peu les noires épopées d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes – elles aussi font souvent parler des babouchkas chamanes au visage crasseux lorsque le monde s’éteint. Mais l’écriture de Laurine Roux, qui a la pureté des paraboles anciennes, est guidée par un principe-espérance qui rend supportable la mort des êtres. L’auteur puise dans les différents visages de la nature, dans ses feuilles de ramzek, de mélèze et de crisuble, dans son « haleine d’humus », ses images filées et sa prose limpide comme si l’écriture devenait une des ramifications du cosmos, parfois jusqu’à l’emballement et à la confusion des éléments, primitif chaos d’où naissent précisément les légendes :
Lorsque [Baba] avait fini, elle me faisait venir à côté d’elle et me caressait la tête. Il me semblait que sa paume, constellée de résidus de sel, contenait toute la voûte céleste. J’étais dedans et dehors à la fois. En passant sa main dans ses cheveux, Baba ornait ma coiffe de la parure du ciel, accrochant dans mes boucles des fragments de cobalt, des noirs épais, irisés de minuscules étoiles et habillait ma tête du silence profond des nuits. Mes cheveux devenaient alors des pièges, capturant rêves et visions, et je sombrais dans un demi-sommeil, emportée par un tourbillon d’images qui m’emmenaient plus loin que les ténèbres, à la frontière du règne des vivants, là où toute chose est son contraire, où l’homme et la femme se confondent comme le corps se mêle à l’esprit pour qu’enfin le monde se gonfle de toutes ses contradictions, produisant des créatures monstrueuses et complètes, là où le sommeil apaise, par-delà ces limites où il n’y a plus de phrase, plus de cri de joie ou de douleur, qu’un immense râle guttural, mâle et femelle, animal et divin, cri de jouissance et d’apaisement que je reconnaîtrais plus tard en échos assourdis dans les cris d’amour.
C’est à la toute fin du livre, dans un paysage de fin du monde, « un spectacle de pelade », que l’attache, le « Passage », entre l’hier et le présent, la vie et la mort, la nature sans mémoire et l’histoire des hommes, se noue grâce à un cortège de figures mythiques que l’on croyait définitivement disparues des dizaines de pages plus tôt. Les personnages devaient accomplir un dernier effort puis accepter la victoire de forces qui les dépassent, vivre « la maturation de [leur] propre disparition » pour trouver l’apaisement qui respire des pages de leur créateur.