Thierry Clermont, Le Figaro littéraire
« Progressivement, j’en suis venue à comprendre que les gens avalent plus facilement les mensonges que la vérité, comme si le goût du mensonge était à la fois familier et appétissant. » Ce constat particulièrement amer, Martha Gellhorn le confesse après de longues années passées à couvrir les fronts et les arrières, depuis la guerre d’Espagne jusqu’à l’invasion américaine du Panama ; soit plus d’un demi-siècle de reportages. Peu connu en France, son nom reste associé à Ernest Hemingway dont elle fut la troisième épouse, entre 1940 et 1945, ce qui lui avait fait dire: «Pourquoi ne devrais-je être qu’une note de bas de page dans la biographie de quelqu’un d’autre ?» Aujourd’hui, deux ouvrages inédits nous font découvrir à la fois le talent littéraire de cette femme d’exception et l’acuité de son regard, dont une anthologie d’articles très développés sur différents théâtres d’opération.
Fille d’un médecin et d’une suffragette, née en 1908 dans le Missouri, Martha Gellhorn se lance dans le journalisme dans la foulée de la Grande Dépression. Elle en tire un ensemble de récits, d’après des témoignages recueillis parmi les laissés-pour-compte du rêve américain : The Trouble I’ve Seen, préfacé par H.G. Wells et traduit en français dès 1938 sous le titre Détresse américaine. Deux ans auparavant, elle a rencontré Hemingway à Key West. Quelques mois plus tard, elle l’accompagne sur le front espagnol et écrit ses premiers reportages pour l’hebdomadaire Collier’s. Ils sont rejoints par Dos Passos et Robert Capa. Déjà, elle imprime sa patte, en se plaçant aux côtés des simples soldats, des civils, des blessés, des rescapés. Son style fait toujours mouche. Un de ses reportages datant de 1938 débute ainsi : « À Barcelone, il faisait un temps idéal pour les bombardements. »
On la retrouve ensuite à Londres sous le Blitz, dans les bombardiers de la RAF qui pilonnent l’Allemagne. Elle est dans les Antilles néerlandaises parmi les marins rescapés, au moment où Hemingway chasse les sous-marins allemands au large de Cuba. Ensuite, elle est à Monte Cassino, sur les plages de Normandie, puis sur le front des Ardennes, à Dachau dans les tout premiers jours qui ont suivi la libération du camp, accompagnée par la photographe Lee Miller. Elle écrit : « Les vêtements étaient bien rangés, mais les cadavres étaient jetés comme des ordures, pourrissant au soleil, jaunes, décharnés jusqu’à l’os, des os énormes parce qu’il n’y avait plus aucune chair pour les couvrir, hideux, effroyables os d’agonie, et l’insupportable odeur de la mort.» En 1946, elle couvre le procès de Nuremberg. Elle l’avouera plus tard, elle considérait le journalisme comme un simple passeport, «pour obtenir un siège au premier rang pour le spectacle de l’histoire en cours».
Une atrophie de l’imagination
Le quotidien The Guardian lui confie la couverture de la guerre du Vietnam, qu’elle résumera ainsi: « D’une manière terrifiante, la guerre du Vietnam a été une guerre purement spectaculaire, fondée sur une fausse croyance, elle-même produit d’une ignorance. » Entre-temps, elle s’était installée à Londres. Plus tard, elle livrera sa réflexion sur la guerre en général, avec des mots qui résonnent d’un écho particulier aujourd’hui: « La guerre affecte les gens, un par un. C’est tout ce que j’ai à dire et il me semble que je le dis depuis toujours. À moins d’en être des victimes immédiates, la majorité des êtres humains se comportent comme si la guerre était un acte de Dieu qui ne peut être évité ; ou bien ils se comportent comme si la guerre qui se déroule ailleurs n’était pas leur affaire. Ce serait une plaisanterie amère à dimension cosmique si nous en venions à nous détruire nous-mêmes à cause d’une atrophie de l’imagination. » On est bien loin du cliché de la «pétroleuse ».
Martha Gellhorn n’a pas fréquenté que les théâtres de guerre. En 1972, elle est à Moscou pour rencontrer Nadejda Mandelstam, (1899-1980), la veuve du poète mort en déportation dans les environs de la Kolyma, après avoir lu ses Mémoires (Contre tout espoir) et correspondu avec elle. Nadejda lui demande si elle avait éprouvé de la peur sur ces terrains de sang et de mort. Elle lui répondit que non, seulement de la colère.
En 1995, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, elle part au Brésil pour enquêter sur les assassinats d’enfants. Ce sera son dernier reportage. Son œuvre littéraire compte cinq romans, quatorze novellas et deux recueils de nouvelles. À moitié aveugle, physiquement diminuée, Martha Gellhorn met fin à ses jours en 1998. Elle était dans sa quatre-vingt-dixième année. Depuis, Nicole Kidman l’a incarnée à l’écran, et son nom est associé à un prestigieux prix du journalisme, récompensant chaque année un grand reporter de la presse écrite.