Sylvain Tesson, Lire

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Il y eut les voyageuses victoriennes qui promenèrent leur gramophone dans la savane et dont Karen Blixen fut, bien plus tard, la figure achevée. Elles eurent en Martha Gellhorn (1908-1998) une héritière siphonnée, plus rebelle et moins corsetée. L’Américaine se trouva furieuse qu’on ne convie pas les filles de bonne famille sur les lignes de front. A 30 ans, elle donnait ses premiers reportages dans l’Espagne en feu, aux côtés de Hemingway, qui deviendra son mari et une inépuisable source de conflits. Elle débarquera en Normandie peu après le D-Day, divorcera du géant des lettres américaines en 1945 (le vieil homme et la mégère ne pouvaient voisiner) et passera les décennies suivantes à courir les champs de bataille pour devenir quelqu’un d’autre que l’ancienne femme de « Papa ». En 1978, vingt ans avant de se suicider, elle délaissera la chronique de guerre pour livrer cinq étourdissants souvenirs de voyage : Mes saisons en enfer. Martha inventait là un concept réjouissant et cruel (avec soi autant qu’avec ses semblables) : le récit de « voyage cauchemardesque ». Ce sont des périples sans certitude de retour et surtout (ce qui est pire, pour une hygiéniste) sans la possibilité d’une douche quotidienne.
Les cinq voyages commencent dans la Chine en guerre de 1941 par de viriles aventures avec Hemingway. Puis le pêcheur d’espadon disparaît de la circulation. S’ensuivent une traversée d’une « Afrique de Conrad » pleine de senteurs inavouables, une navigation sur un sloop dans les Caraïbes infestées d’araignées et de U-Boot allemands, une visite à la veuve de Mandelstam dans une Russie soviétique où la petite capitaliste découvre que l’âme russe supplée à toute pauvreté et une incursion dans l’Israël de 1971 suintant l’ennui. L’héritière d’Albert Londres et de Jerome K. Jerome réunis peint des lieux absurdes, des rencontres impossibles, des situations tragiques. Le tout, faussement léger, traversé de prémonitions : « Comme la Russie, la Chine est un pays qu’il vaut mieux ne pas envahir ». Gellhorn règle au passage son compte à la figure romantique de l’écrivain voyageur : « Peu importe où nous irons ; je veux tout voir », lui dicte son « immuable voix intérieure ». Mais en arrivant à destination la même voix peut s’écrier : « Ne me dis pas que nous sommes venus jusqu’ici pour voir ça. »
Seule chose urticante chez l’Américaine : ses penchants d’Américaine habituée à la climatisation et cette manie de se demander comment les gens font pour ne pas vivre comme les Américains. Hemingway se saisissait de l’Histoire pour en faire le décor de sa propre légende. Gellhorn se contente de s’autoparachuter dans les pires contextes pour dresser le tableau. Elle promène son humeur de chien et son style insolent sur les parapets du monde et révèle en sourdine une tendresse pour ses frères les hommes qui tentent de se dépatouiller de leurs malheurs dans la dinguerie générale. Si les Choses vues de Victor Hugo sont le manuel technique du journalisme, Mes saisons en enfer devraient devenir le bréviaire du reportage en milieu hostile.

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