Librairie Charybde • Hugues
Détournement joyeux de sitcoms et hommage flamboyant au Belmondo du « Magnifique », au rythme d’une somptueuse mitrailleuse à zeugmas.
Bruce gara la Forsche dans la cour de la maison ajourée. La bâtisse surplombait un parc de belle profondeur, un village provençal tirant sur le jaune et offrait, plus loin, une vue sur la mer qui valait bien les 4,5 points attribués par Trip Advisor. Bruce et Manon sortirent de l’habitacle. Albert, qui possédait tous les attributs d’un fidèle serviteur, s’approcha par petits bonds ancillaires ; Manon se méfiait un peu de lui car il avait tendance à la poursuivre de ses acidités en s’humectant les lèvres.
– Qu’avez-vous préparé pour le dîner, Albert ? se pourlécha Bruce.
– Des sardines, rétorqua le serviteur.
– J’espère que nous aurons assez de pain, pétrit Sophie, qui aimait bien changer de prénom sans raison au beau milieu d’une page.
Le repas fut succulent, dans un esprit très portugais. Ils se racontèrent leurs vacances à La Baule, sur la plage dorée d’un été pétulant, quoique sans s’étendre parce qu’après tout ils y étaient ensemble.
Soudain, la nuit tombit et ils se couchirent dans une embarrassante conjugaison.
Bruce enfila une gabardine et fit voluptueusement l’amour à Sophie. Manon n’était pas en reste, se transformant nuitamment en déesse de la passion affublée de plusieurs bras. Ses cris de plaisir traversèrent la porte, et ce n’était qu’un début.
Ce n’était qu’un début mais l’auteur, qui venait de se lancer pour la première fois à l’assaut d’une œuvre d’envergure, éprouvait un sentiment mêlé de satisfaction gaie (il avait réussi à créer cette tension minuscule qui allait plonger le lecteur dans un tourbillon littéraire) et d’inquiétude relative (pourquoi Manon avait-elle subitement décidé de changer de patronyme ? Il allait falloir s’expliquer sans détour).
En dehors de ses travaux de graphiste et d’illustrateur indépendant – et de son regard débridé et humoristique en diable porté sur l’actualité à travers certains réseaux sociaux -, on connaissait jusqu’ici Laurent Rivelaygue pour son étonnant « Poisson-chien », publié à La Volte en 2006. Publié au Sonneur en janvier 2020, « Albert et l’argent du beurre » est son deuxième roman, et nous propulse dès ses premières pages dans la création en direct d’un texte destiné à devenir un succès de librairie : c’est en tout cas la conviction de l’auteur-personnage, tel qu’il se dévoile très vite dans les interstices aménagés par lui dans le récit, auteur par ailleurs soigneusement muni d’une confiance en lui surdimensionnée et du fameux « Écrire un best-seller » de Jérôme Page, dont l’utilité sera révélée en temps utile.
Mais pour y arriver, encore faut-il parvenir à maîtriser raisonnablement la fougue et les foucades des personnages qui, loin d’être en quête d’auteur, semblent bien peu décidés à s’en laisser compter ou à se laisser conter. Délaissant la docilité complice qu’ils auraient pourtant dû apprendre chez Pirandello ou chez Anouilh, en ne fracassant le quatrième mur que pour le bénéfice de l’homme à la machine à écrire, voici que Bruce, Manon / Sophie / Tatiana, Albert et Coraya, mais aussi le médecin récent, le dentiste véreux, la crémière qui ressemble à Édouard Philippe, Cerise de Groupama, le vitrier propice, l’assistante d’édition, Claude Lelouch et encore quelques autres, se mettent nettement à récalcitrer, à revendiquer à la limite du sabotage en bonne et due forme ou à suggérer des éléments du récit – voire le titre même de l’ouvrage.
Le lendemain, l’auteur s’installa à sa table de travail, la gencive encore fumante du traitement de la veille, mais submergé d’énergie créatrice. Il se préparait à vivre le genre de matinée qui fleurait bon le chef-d’œuvre. Il fit craquer ses doigts, il était prêt, un flot de mots au bord des lèvres. Las, ses personnages n’étaient pas là.
– Qu’est-ce que c’est encore que ce bordel ? pétarada-t-il dans le vide immaculé de la page, dont il n’obtint en retour qu’un écho insatisfaisant.
Puis il se souvint qu’il avait lu, la veille chez le dentiste véreux, l’interview imprudente d’un écrivain passionné mais aujourd’hui décédé. Il devait s’agir d’une sommité de l’art romancé, d’abord parce que plusieurs de ses œuvres avaient été adaptées en téléfilms pour France Télévisions, ensuite parce qu’on lui demandait encore son avis sur à peu près tous les sujets, même deux ans après sa mort. Ledit écrivain passionné expliquait que, pour écrire un bon livre, l’auteur devait aimer ses personnages. L’auteur, l’autre, songea que ce fameux écrivain passionné devait avoir obtenu pas mal de bourses d’aide à l’écriture pour pouvoir s’offrir des personnages aimables et qu’il n’avait probablement jamais eu à se coltiner une bande de crevards comme Albert, Bruce et Coraya. Toutefois il décida de suivre son conseil et d’essayer de les aimer du mieux qu’il le pourrait, avec abnégation et vigueur mais sans tomber dans le voyeurisme car il préférait pratiquer la suggestion sensuelle.
La lectrice ou le lecteur constateront rapidement que ce roman en gestation directement sous leurs yeux, accumulant l’inventivité débridée et parodique aussi bien que la création de verbes baroques, le recensement de figures de style improbables ou la célébration jusqu’au-boutiste du zeugma (au point de déclencher une allergie chez l’un des personnages), propose une hilarante mise en abîme des ressorts et des ficelles de la création littéraire, mises en œuvre par un auteur in fabula aussi obstiné que maladroit. Sous des airs absolument cavaliers, sous l’usage d’emporte-pièce et de coq-à-l’âne, il rôde ici une fabuleuse création langagière, transformant radicalement les trucs et astuces et les poncifs de l’écriture réputée « à succès grand public » en réjouissant matériau d’expérimentation littéraire, et en recensement soigneux de ce qui se trame dans l’intimité des storytellings ressassés. L’hommage implicite au Jean–Paul Belmondo du « Magnifique » (Philippe de Broca, 1973) est flamboyant jusque dans les moindres jeux de calque et d’échange entre personnages principaux et secondaires, jusque dans les détails de ce qui grippe joueusement en permanence, sous contrainte de budget, le moteur de cette Forsche, « imitation coréenne en fer forgé et pin des Landes de la fameuse voiture teutonne ». La farce est forte en Laurent Rivelaygue, et c’est ainsi qu’ « Albert et l’argent du beurre » est grand.
L’auteur recula sa chaise à roulettes pour contempler, subjugué par tant d’audace philosophique, la phrase qui venait de jaillir sous ses doigts avec la précocité d’une éjaculation adolescente. Ce roman, malgré ses aléas et ses impondérables, menaçait par moments de frison-rocher les sommets.