Patrick O’Reilly, Journal de la Société des océanistes

Patrick O’Reilly, Journal de la Société des océanistes

À Tahiti, qui vient d’être réédité, n’a guère provoqué d’échos lorsqu’il fut traduit du russe par Elsa Triolet pour les Oeuvres romanesques croisées. En fait, à l’époque, l’océaniste Patrick O’Reilly fut l’un des rares critiques à attirer l’attention sur cet ouvrage qu’il qualifiait en toute connaissance de cause de classique du tahiti de 1920. Nous republions son étude qui a paru en 1968 dans le Journal de la Société des océanistes et nous remercions la Société des océanistes de nous permettre de le présenter à nos lecteurs.

Elsa Triolet passa un an à Tahiti en 1920. Nous sommes en 1919 ; aux lendemains de la première guerre mondiale. Pour certain, hier ; pour beaucoup, aussi loin que la campagne du Mexique ou la prise de Sébastopol.

Mi agrément, mi affaires, un jeune couple part pour Tahiti. Née en Russie, la femme est une architecte un peu poète. Le mari sort d’une guerre faite sous un uniforme bleu horizon. Il en a également assez des cadavres et des vivants. Il ne rêve que solitude, île déserte, évasion.

Tahiti n’était pas encore une côte d’Azur ou une Floride, pâture des agences de tourisme de l’un et l’autre monde et que l’on rejoint directement en une nuit d’avion. Le voyage était toujours une aventure. Même une ligne régulière directe par Panama, n’existait pas. Il fallait gagner New York en bateau, traverser les États-Unis de l’Atlantique au Pacifique en chemin de fer et, à San Francisco, attendre un autre navire. De la côte américaine, une compagnie desservait Tahiti une fois par mois. Avec un peu de chance, on risquait d’arriver à Papeete en moins de six semaines.

La ville n’est pas encore au rythme des premières Ford, du téléphone, de la TSF, du jazz, des journaux quotidiens et autres avantages de la vie moderne. Notre voyageuse découvre l’odeur de la vanille et celle du coprah. Elle nous dépeint son installation rudimentaire dans un hôtel qui gagne en pittoresque ce qu’il perd en confort ; ses surprises, la première nuit, sous les morsures « des moustiques enfermés dans une moustiquaire qui sent la poussière » et en voyant des cancrelats « noirs, gros et gras sortir de ses valises ».

« Les maisons de la ville sont en bois, comme nos datchas, mais presque toutes bâties sur pilotis… De petits chevaux attelés à des carrioles à deux roues courent à travers la ville, lançant leurs pattes très vite et comme sur place. Il passe des femmes à peau foncée, en robes blanches, empire, ramassant leur traîne d’une main, des hommes à peau foncée coiffés de canotiers finement tressés comme on en fait dans le pays… Il passe des blancs au teint malsain sous le casque tropical, des Chinois secs, bien à leurs affaires. Des gosses à moitié nus traînent dans les jambes de tout le monde et sifflotent la valse « Missouri » que nous avions fuie jusque dans cette terre lointaine. »

Après quelques semaines d’hôtel, on finit par s’installer dans une maison louée en meublé. Pendant que le mari vaque à ses affaires, sa femme a le temps de se promener et d’observer. Elle regarde vivre les Tahitiens avec sympathie et pénétration ; les décrit physiquement, note leurs comportements. Trait amusant après anecdote, petit fait précis après réflexion entendue, on se sent vivre au milieu de cette population. Elle a du reste affaire à forte partie. L’observateur est aussi observé. « Comment devinerait-on lorsqu’ils passent, indifférents, sans vous regarder, marchant d’un pas égal, sans balancement, leurs jambes fortes et longues portant le torse immobile et la tête haute, comment deviner qu’ils voient tout, remarquent tout et se dépêchent pour aller raconter événements et rencontres dans leurs détails infimes ? Curieux, ils cernent, invisibles, la maison, ils l’espionnent pour, ensuite, toujours doux et souriants et parés de fleurs, s’en aller tout heureux, colporter dans l’île les nouvelles : « il a la lèpre, il a payé le médecin, c’est pourquoi il n’a pas été à la léproserie. ». »

Il y a beaucoup de psychologie dans certaines notations. C’est un lieu commun de parler de la peur du Tahitien pour la nuit. Notre voyageuse éprouve elle aussi cette frayeur et en discerne en partie les raisons : « Toujours et partout, il est d’usage de dormir dans le noir de la nuit, et la lune et les étoiles n’ont pas été créées pour la peur. »

« J’ai vécu dans une petite stanitsa de la steppe transcaucasienne, dans une solitude presque totale. Combien était paisible la nuit du jardin où embaumait le tabac. J’ai vécu dans un ranch solitaire du désert fertile de la Californie et, marchant la nuit sur le macadam de la route, je réfléchissais tranquillement à ce que je devais acheter le lendemain dans la petite ville voisine. »

« Mais là-bas, sur cette île entre ciel et terre, j’ai appris à connaître l’angoisse nocturne. Notre vaste chambre, avec ses cinq portes-fenêtres, avait quelque chose d’effrayant. Il arrivait qu’André se levât la nuit trois ou quatre fois pour chercher par la maison, une torche électrique à la main, la raison des bruits. Je le suivais au petit trôt, apeurée. Nous ne trouvions jamais rien et les bruits continuaient à nous déranger. Un coup sourd, un craquement, les vitres des fenêtres qui tintent en frémissant, la porte qui craque, une lumière qui passe ? Qu’est-ce que c’est ! Rien… »

« Le sommeil nous fuit. Nous descendons dans le jardin… Nous retournons dans la calme maison, … et, à nouveau, il se met à en couler, et suinter par toutes les fentes, à nous assaillir, quelque chose d’incompréhensible, d’inconnu, d’anonyme. Mais si, cela a un nom, les indigènes appellent ce quelque chose qui vit dans la nuit, et que nous ne pouvons comprendre : toupapaou. »

D’une même oreille féminine, elle recueille les bruits, les on-dits, les papotages du pays. Elle s’intéresse à toutes les manifestations qui viennent briser les monotonies de la vie dans cette lointaine sous-préfecture coloniale. L’arrivée et le départ du courrier mensuels ; les fêtes de juillet avec leurs concours de chants, de courses hippiques et de régates ; les épidémies de grippe ou les soirées dansantes au gouvernement ou chez la reine à l’occasion du passage de l’Aldébaran, le nouveau stationnaire français du Pacifique, qui vient jeter son quarteron de brillants officiers au milieux des jupons locaux…

Nous rencontrons, par ailleurs, au hasard des chapitres, les visages de tout ce qui est marquant dans l’île. Voici la reine Marau : « Vue de dehors, la maison de la reine n’est pas grande, mais à l’intérieur, il y a beaucoup de vastes pièces, hautes de plafond. Les meubles du salon sont recouverts de soie rouge, les murs ornés de présents des divers bateaux qui ont jeté l’ancre dans la rade. La reine Marau, vêtue d’une formidablement ample et bruissante robe Empire de soie, reçoit ses hôtes assise dans un fauteuil qu’elle remplit entièrement. »

« On reconnait le sang royal à sa stature, la majesté sauvage de sa face, la fierté tranquille de sa démarche et de son maintien… La reine Marau… reçoit une pension du gouvernement français, en plus de quoi elle possède des plantations qui rapportent. La reine a beaucoup de parents, sa maison est toujours pleine de monde, il faut qu’elle veille à son prestige, et c’est pourquoi elle est couverte de dettes. »

Le banquier krajewski a lui aussi été très bien saisi : « Un Polonais, qui avait déjà dilapidé dans sa vie plusieurs fortunes. Il a établi des affaires à Tahiti, sur le dos des petits épargnants chinois ; elles étaient florissantes sans qu’il eût à enfreindre la loi. Quatre fois par jour, son Hispano-Suiza, conduite par un chauffeur javanais, passait devant notre maison. Et ; derrière très droit sur les coussins du bas, se tenait Krawjeski, presque toujours ivre, un monocle vissé dans l’oeil, petit, malingre, habillé d’un costume de Shantung, parfaitement bien coupé, une grosse perle dans sa cravate. »

Une assez étonnante figure de missionnaire brasseur d’affaires du Tahiti de 1920, c’est le Père Rougier : « Un homme entièrement habillé de noir, si grand et si lourd qu’il débordait de la Ford comme un adulte d’une voiture d’enfant. Devant lui flottait une longue barbe rouquine… Sa maison à un étage a été, dans les temps anciens, construite par des contrebandiers chinois… Elle est entourée d’un invraisemblable jardin. Dans ce jardin, un ruisseau profond et clair. Le Père Rougier pêche l’anguille dans ce ruisseau et sa nièce, qui vient d’un village d’Auvergne, se tient sur la véranda donnant dans une grande cour avec des arbres nombreux. Elle fait de la dentelle, jouant très vite des fuseaux sur le coussin. Le Père Rougier possède une île, quelque part, très loin, dans l’océan. Personne ne sait comment elle est tombée entre ses mains, personne n’y habite et les bateaux n’y accostent pas… Le Père Rougier avait décidé d’y fonder un orphelinat. Il a ramassé beaucoup d’argent pour cette pieuse entreprise et maintenant il a à sa disposition une main-d’oeuvre gratuite pour ses plantations… Le Père Rougier nous aimait bien, André et moi, nous faisant manger des anguilles qu’il pêchait devant nous et dont sa nièce préparait aussitôt une matelote au vin rouge ; il nous faisait boire son vin et nous protégeait des cancans… » Et voilà le Père Rougier campé pour l’éternité.

Cuisiniers chinois ou nobles étrangers, fonctionnaires locaux ou femmes indigènes sont ainsi croqués au courant du récit avec une étonnante justesse de trait. C’est presque trop vrai. Et pour que nul aujourd’hui, s’il se trouvait des survivants parmi ces témoins d’un autre âge, ne puisse s’en formaliser, l’auteur a sagement pris le parti de parfois brouiller les pistes. En comparant le texte original russe et sa traduction française, on constate que les initiales des personnages signalés seulement pas une lettre changent, que le pharmacien « petit homme libidineux à lorgnon, au teint vert-blême » s’est transformé en fonctionnaire, qu’Henriette est devenue Pauline et Betsy Nelly, ou vice versa.

Car notre voyageuse russe se trouve porter un nom devenu illustre dans notre littérature et n’est autre qu’Elsa Triolet. À Tahiti est son premier essai publié. Son ami Victor Chklovski, à la lecture de certaines lettres d’entre elle, et voulant l’amener à écrire, lui avait dit : « Tu n’as qu’à te baisser pour ramasser un livre… » Et dès son retour de Tahiti, l’avait présentée à Gorki. Elle avait passé plusieurs jours à Berlin chez l’auteur de La Mère qui lui avait confirmé l’horoscope tiré par Chklovski et conseillé une carrière d’écrivain. À Tahiti est né de cette rencontre.

Madame Elsa Triolet que j’allais visiter pour lui demander des éclaircissements sur la genèse de son livre dont je ne connaissais que l’édition russe, découverte et traduite à grand peine, m’avait gentiment plaisanté mes efforts. Quittant son bureau, elle revenait en m’apportant, dans le premier volume des Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, la traduction de son livre qu’elle avait elle-même récemment exécutée et que j’ignorais.

Les Tahitiens ne lui en voudront pas de deux ou trois détails bien un peu vifs ou de quelques vérités chatouillantes. Ils ont conservé après un demi-siècle un souvenir précis de la générosité et du coeur d’Elsa Triolet. Une jeune octogénaire à laquelle je parlais récemment d’elle me tira de son coffret à bijoux une paire de boucles d’oreilles en aigues marines et un collier. « Je l’avais un jour reçue à un dîner. Ne sachant comment me remercier de mon accueil, elle me fit envoyer le lendemain un pendentif, merveilleuse parure d’orfèvrerie russe. Je l’ai fait transformer et le porte encore… Et je puis bien vous dire qu’un geste de ce genre, d’une générosité si tahitienne, demeure presque unique dans les annales de ma longue existence. »

Une des particularités de l’essai d’Elsa Triolet c’est qu’il est écrit en russe et pour les Russes. Son récit en prend des éclairages et des résonnances imprévues. Ses points de référence à des terres boréales deviennent pour nous un piquant supplémentaire. Le faré polynésien est évalué au prix d’une datcha ; les nourritures sorties du four sont mises en balance avec des blini ou des bubliki, la vahiné de service évoque la nourrice Stécha ; les citrons verts des pommes antonovka de son enfance. Par contre les merveilles bigarrées des fleurs tahitiennes n’ont pas de nom dans sa langue, et devant l’éternel été de Tahiti, l’éclatement du printemps russe lui manque et la joie de revivre qu’il apporte avec lui. Et tout cela ajoute encore à la magie poétique de l’essai.

Le livre d’Elsa Triolet mérite de demeurer comme le livre classique du Tahiti de 1920.

Il y aura eu le Tahiti des Voyages de Cook, le Tahiti des découvreurs. Il est rempli de surprenantes visions de sauvages, de courses en pirogues autour de l’île. Il se chargera d’illustrer l’idée du bon sauvage et suscitera le plan d’une croisade en faveur de l’humanité affamée, par la propagation de l’arbre à pain.

Navires en bois et marine à voile, le Tahiti de la reine Pomaré est celui de l’aventure coloniale. Il est philippard, cocardier, quelque peu romantique et n’a guère trouvé son expression que dans les chansonniers de l’époque.

Trente ans plus tard, le Mariage de Loti– lettres soupirantes, faux sentiments et vraie littérature, – constituera l’acte de naissance de l’exotisme océanien. Le baptiseur a fourni tous les accessoires : lampes à huile et clairs de lune, vahinés, plage de sable noir, chants indigènes et palmes ondoyantes ; avec en prime, un vocabulaire, pour la couleur locale.

Ce vocabulaire contenait-il le terme de Noa Noa que Paul Gauguin calligraphiait en 1902 sur la page de son cahier de souvenirs tahitiens ? c’est à vérifier… mais Noa Noa est incontestablement le fils naturel du Mariage de Loti, Gauguin ayant simplement donné corps et illustré d’aquarelles, de bois, de dessins à encre ou au crayon des textes qui sont dans la filiation directe de Loti.

Au début du siècle, Tahiti avait donc acquis sa majorité littéraire et une existence picturale indépendante. On aurait pu croire qu’on s’en tiendrait là. Il aura fallu le passage là-bas, vingt ans plus tard, d’une étrangère aux yeux bleus et à l’écriture cyrillique pour discerner et présenter une autre vision du Paradis du Pacifique devenu, plus simplement, une très lointaine colonie française. Vision faite d’impressions primesautières et de traits justes, d’odeurs, d’anecdotes, de chauds souvenirs et de regrets nostalgiques.

Je serai fort étonné que cet ouvrage, encore presque inédit en France, ne devienne un jour un des classiques de Tahiti.

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