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Le Monde diplomatique • Xavier Lapeyroux

Pandémie et jardins
Une maladie fort contagieuse importée de Pékin, des morts par millions, des chercheurs en quête d’un remède, une presse instrumentalisée, un pouvoir dépassé, des militaires intransigeants, un humaniste… La« maladie blanche» vient d’entrer en Europe. Un mot est lancé : pandémie. Définition : « Une maladie qui gagne le monde entier comme un raz-de-marée.» Dans la clinique de Sigélius, un premier cas est détecté. Le pronostic est sans appel : la mort, sous quatre mois, pour les plus de 50 ans.Lorsqu’un médecin généraliste, le docteur Galén, lui affirme savoir guérir la maladie, Sigélius entrevoit la possibilité d’un avenir radieux : « La gloire, une fabuleuse clientèle, un prix Nobel et probablement une chaire universitaire.» Mais les projets de Galén sont autres : il ne confiera son traitement que contre la promesse des dirigeants de ne plus faire la guerre. Intérêts privés, devoirs envers l‘humanité, deux visions s’affrontent. Dans la population, certains demeurent sceptiques . « C’est de la blague, cette lèpre », lance un père de famille que les informations assomment. Malédiction pour les uns, aubaine pour les autres : « Tu sais, je le dis comme je le pense : cette lèpre, c’est une bénédiction de Dieu(…). Sans cette maladie blanche, on ne vivrait pas aussi bien aujourd ‘hui», déclare le père. Certains ont évidemment des idées sur la question – la solution, c’est éradiquer cette épidémie par la force et la répression, ou déclencher une guerre afin de la reléguer au second plan.
Le tchèque Karel Čapek ( 1890-1938) a écrit cette pièce en 1937. Il est un maître de l’absurde, de la farce et du grotesque, dont témoignent notamment sa pièce R.U.R. (1920), qui popularise le «robot» , inventé par son frère, et son roman La Guerre des salamandres (! 936), au carrefour de la science-fiction et de la politique-fiction. Alors, deux Čapek sinon rien ! puisque, dans une réédition de 2021, soignée et illustrée (par le frère de Karel, Josef), nous est également proposé L‘Année du jardinier, répertoire des tâches que ce dernier doit accomplir au fil des saisons, ainsi que de ses espoirs, ses angoisses, ses obsessions (2). De digressions philosophiques en fulgurances poétiques, Capek livre un récit tendre, drôle et on ne peut plus actuel sur les enjeux de notre monde, rappelant l’impératif d’humilité que l’homme devrait faire sien : «Il faut donner à la terre plus qu’on ne lui prend.» Dans ce livre inclassable, Čapek nous offre un bouquet de pensées sur les sujets les plus divers. Le bien et le mal : « C’est un des mystères de la nature que les mauvaises herbes ( … ) naissent toujours des meilleures semences de gazon … » L’impuissance de l’homme face au climat : « Avec n’importe quoi au monde, on peut faire quelque chose; on peut tout arranger, tout réformer, mais, contre le temps, on ne peut rien entreprendre. » La propriété privée : « Quiconque a un jardin devient inéluctablement un défenseur de la propriété privée ; et alors, ce n’est pas un rosier qui pousse dans ce jardin, c’est son rosier. »

Au fil de son œuvre foisonnante, Čapek a semé les graines d’une critique sociétale et politique d’une troublante modernité. Nous autres, lecteurs, récoltons aujourd’hui cette moisson prophétique. Une moisson inépuisable : « Le jardin n’est jamais fini . En ce sens, le jardin ressemble au monde et à toutes les entreprises humaines.»

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