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Libération • Frédérique Roussel • Entretien

Laurine Roux aime les sauvageonnes, « sauvagines », rectifie-t-elle, préférant la sonorité et l’image convoquée d’un oiseau en plein vol. L’héroïne de L’Autre moitié du monde est une jeune fille aguerrie à la vie au grand air, à la traque des grenouilles dans l’étang, à la cueillette de palourdes dans la lagune du delta de l’Èbre, en Catalogne. Ses parents triment pour les marquis, Pilar en cuisinière miraculeuse, Juan en paysan dans les rizières comme tous les habitants alentour. La nature s’affirme à chaque roman avec insistance, âpre dans la Sibérie imaginaire d’Une immense sensation de calme (2018), protectrice derrière ses montagnes (en dehors des piafs justement, censés porteurs de virus) dans Le Sanctuaire (grand prix de l’Imaginaire 2020). Mais son troisième livre perce la bulle, quitte les sphères protégées et autonomes de récits qui agissent comme des mythes ou des paraboles, pour atterrir en pleine guerre civile espagnole. Ce n’est pas tant que les deux autres ne parlaient pas du fracas du monde : ils l’anéantissaient, avaient réglé son compte à une humanité qui avait essuyé une guerre dans l’un, un virus (et avant Covid) dans l’autre. La traversée se faisait alors intérieure. Le face-à-face dans l’Autre moitié du monde, inséré une nouvelle fois dans un écrin wild avec des accents de brodeuse, se joue entre les classes sociales, entre la collectivisation anarchiste et un pouvoir totalitaire, que celui-ci soit celui de l’aristocrate violeur ou du phalangisme. La professeure de collège à Tallard, dans les Hautes-Alpes, 44 ans, a quitté quelques jours son bois à la Walden pour Paris. Entretien.

Comment est né l’Autre moitié du monde ?
Un texte m’arrive comme une nécessité, à la confluence de raisons d’ordre intime, du hasard, de l’urgence. Celui-ci m’a été inspiré par une émission de cuisine dans laquelle on voyait Gérard Depardieu goûter des algues dans le delta de l’Èbre, la vision d’un corps ogresque debout dans ces grandes étendues. Le paysage du delta, ce sont des aplats beiges, jaunes, verts et bleus avec des ciels qui touchent la terre dans une sorte de porosité. Je me suis dit : je tiens un lieu. Les textes surgissent toujours par un désir géographique. Les personnages émergent d’une terre et d’une tension ; elle était suscitée là par Gérard Depardieu dans ces vastes aplats. Cela a convoqué aussi quelque chose de plus intime, l’histoire de mon arrière-grand-père.

Ce Jean Laplaud qui ne fait que passer ?
C’était un libertaire qui a noué des amitiés internationales dans les années 1920-1930. Il a aidé des anarchistes menacés par Franco et il en a employé certains dans son entreprise de fil de lin à Marseille. Il a aussi été prête-nom d’un lieu dans le Lot-et-Garonne pour créer une communauté libertaire qui accueillait des gens menacés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il appartenait au mouvement Combat. Mon arrière-grand-père est une figure et une colonne vertébrale politique pour notre famille. Je savais qu’un jour j’aurais à me frotter à lui. Il est arrivé dans le delta de l’Èbre, un paysage qui pouvait me permettre de faire rentrer ce géant, admirable et écrasant aussi, comme un fantôme bienveillant.

Aviez-vous déjà pensé en faire le personnage principal d’un roman ?
Jamais. Pour l’instant je ne m’en sens pas capable. Jusqu’à L’Autre Moitié du monde, j’avais peur de me coltiner au réel. C’est pour cette raison que mes deux premiers se situent dans des « non-lieux » et dans des « non-temps ». Je craignais l’inflation de la vraisemblance. Et puis, il reste très peu de traces du parcours de mon arrière-grand-père, un franc-maçon qui a veillé à détruire toutes ses archives. J’aurais trop peur de le trahir dans un ouvrage sur lui. En revanche, mon prochain livre est ancré dans l’histoire. C’est une saga familiale dans les Cévennes sur un siècle jusqu’au 11-Septembre. Comment glisser la petite dans la grande histoire ? Comment celle-ci va-t-elle infuser les êtres, les saccager, les consolider, les malmener ou les séparer… Ce ne sera pas le même régime de narration que les précédents. Il sera aussi plus léger.

Pourquoi démarrez-vous d’un « désir géographique » ?
J’ai une grande perméabilité aux lieux, aux atmosphères. Mon écriture s’attache à faire émerger des personnages d’un topos. Je peux resituer la sensation géographique première à l’origine de chacun de mes romans. C’est sans doute apocryphe mais l’idée me plaît : la racine indo-européenne d’« humus » serait « ghyom », qui aurait aussi donné le mot homme. Cette contiguïté veut dire quelque chose dans mon écriture : la terre façonne les êtres. J’aime beaucoup ce que dit Marie-Hélène Lafon à ce sujet. Elle met en écho le corps et le décor, le lieu et le milieu. Elle a un « pays premier », l’Auvergne, qui l’a façonnée et elle y revient sans cesse. Je sais que mon corps et le corps de mes personnages sont souvent liés à des verticalités. Ce n’est pas rien de se lever chaque matin face à des falaises, à des montagnes. C’est différent que de vivre à côté du ressac. Mais mon mouvement est inverse, je pars d’un pays premier, les Hautes-Alpes avec lequel j’ai un rapport viscéral et que je transporte ailleurs, dans des lieux de désir.

Lesquels ?
Dans Une immense sensation de calme, c’est dans une Sibérie fantasmée. Je me suis rendu compte a posteriori que j’avais parlé en fait de mes montagnes natales. L’origine du texte provenait d’un choc esthétique, un bain de minuit dans la mer noire au milieu de plancton luminescent, avec une sensation presque cosmogonique. C’était tellement fort qu’il y avait un hors-champ à la sensation, dans lequel s’est construit le texte.

Dans Le Sanctuaire en revanche, on est en plein paysage de montagnes.
Ce sont les Hautes-Alpes mais j’ai eu besoin de les déplacer, de mettre des mots à consonance nord américaine. La sensation primordiale venait, elle des murs de ma maison. J’habite dans un endroit reculé, au milieu des arbres, qu’on a appelé Walden junior. S’installer là m’a questionnée sur le fait de faire grandir des enfants aussi loin de la sociabilité de tous les jours, tout en les préservant des spasmes du monde et en leur offrant ce rapport sauvage et capital à la vie. Je me suis demandé : est-ce qu’une maison comme celle-là peut se transformer en prison ? Est-ce que l’amour ne peut pas devenir une prison ? Du point de vue dramaturgique, j’ai poussé loin le curseur avec le père, dans un huis clos qui plus est.

Quant à L’Autre Moitié du monde, le lieu existe bien en Catalogne et vous le nommez.
Dans un de ses poèmes, Ponge dit un mot que je trouve très beau : il dit « amphibiguité » du marécage. J’avais le désir de m’installer là, de m’y transporter par le vecteur de l’écriture.

Vous y êtes allée ?
Jamais.

Vous passez quand même un cap en situant votre fiction historiquement et géographiquement.
Je n’avais plus peur. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement. J’ai pris confiance dans ce que pouvait la littérature et ce que je pouvais moi me permettre. La fiction totale était une forme de rempart. Je me permets aussi de mettre davantage d’intime.

Vous êtes-vous documentée sur la guerre d’Espagne ?
J’ai passé une énorme commande de livres sur le sujet à la librairie Quilombo à Paris pendant le confinement. J’ai une forme de libido politique pour cette période-là parce que c’est un des rares moments dans l’histoire où le peuple a été aux portes du pouvoir, et même au-delà. Pendant ce bref été de l’anarchie en 36, durant quelques mois, il y a eu des expériences d’autogestion à l’échelle nationale. De vrais rêves politiques en marche, mais suivis d’une chute terrible due à des compromissions des démocraties alentour, au rôle du parti communiste qui a œuvré pour saper toute la FAI (Fédération anarchiste ibérique), le Poum (Parti ouvrier d’unification marxiste), une incapacité de la gauche à s’unir. Pour le coup, c’était en écho puissant avec aujourd’hui. Je l’ai écrit depuis cette rage-là.

Ces expériences de collectivisation n’était-elle pas plutôt en ville ?
Dans l’imaginaire, on la voit davantage comme une révolution urbaine, d’ouvriers, mais il y a eu des collectifs de paysans un peu partout dans le pays. Moi-même j’ai réalisé que j’écrivais « ouvriers » quand je parlais de « paysans ». C’est presque un prérequis culturel hérité. Mais c’était aussi une révolution campagnarde.

Voire une jacquerie médiévale dans votre fiction, qui oppose des châtelains aux paysans qu’ils exploitent.
Il y a un aspect archétypal, en particulier les personnages de la marquise et de son fils. J’avais envie de la patine du conte, et je suis toujours portée vers la possibilité du fantastique. Le personnage de la vieille Maria, la faiseuse d’anges, m’entraînait dans cette direction. Mais j’ai tiré sur les rênes.

Dans vos trois romans, il y a toujours une jeune fille en lien avec une femme plus âgée.
Un tressage de voix féminines. La question de la filiation et de la transmission est au cœur de tous mes textes. Et je place de manière métaphorique systématiquement un personnage de femme qui raconte. On est constitué comme un oignon de plein de couches de voix, de paroles, déposées en nous, qui nous structurent et peuvent aussi nous détruire.

N’avez-vous pas une prédilection pour les parfums et les odeurs ?
Ma vocation ratée était d’être nez. Les parfumeurs sont des écrivains d’odeurs, comme dit le nez Jean-Claude Ellena. Je suis très synesthésique dans ma manière de fonctionner, j’associe une couleur à un sentiment, etc. Je me suis très tôt rendu compte que la poésie était le lieu d’expression de cette étrangeté et de cette singularité, et qu’elle permettait la métaphore. Je m’astreins à restituer les sensations premières. Il y a quelque chose de l’ordre du chant.

La nature a une présence forte et omniprésente.
Je vis dedans, elle m’est source inépuisable à la fois de beauté et de peur. L’oxymore est la figure de style que je chéris. Elle dit la dualité des choses. J’ai quand même vécu au pied d’une montagne dans une famille d’alpinistes. J’ai vu de nombreux amis partir vers les sommets qui n’en sont pas revenus, ça forge. L’humilité face aux éléments, au temps, à la météo… Je continue aussi après mes parents et mes grands-parents à cuisiner ce que la terre me fournit. C’est un rapport substantiel à la nature.

C’est de là que vient votre sensibilité à Giono ?
J’ai mangé Giono avant de le lire ! Le fromage de Baumugnes se fabrique dans le village à côté de chez moi. J’ai grandi dans ce bain. Quand je l’ai lu, c’était de l’ordre de la reconnaissance. Il était d’ailleurs une connaissance de ma grand-mère.

En quoi vous êtes-vous sentie proche de l’autrice Sylvie Germain ?
Cela touche à l’écriture poétique et au fantastique. Alors que j’avais écrit une trentaine de pages d’Une immense sensation de calme, j’ai lu le Livre des nuits et le choc a été terrible. J’ai même pensé qu’elle avait volé ma voix. J’avais l’impression de voir les mêmes mélodies de phrases qui me traversaient, j’anticipais les mots qu’elle allait employer. En même temps, c’était comme une apothéose parce qu’elle dépassait la manière dont j’avais envie de faire tomber la phrase. À quoi bon continuer ? J’étais sèche. J’ai arrêté d’écrire. J’ai lu tous ses livres. Après, grâce à elle, je me suis autorisé le fantastique.

Comment se prolonge aujourd’hui la colonne vertébrale politique dont vous parliez à propos de votre arrière-grand-père ?
Il y a des loyautés politiques familiales, écologistes ascendant anarchistes. Ma grand-mère a été membre du Parti communiste longtemps, avant son exclusion. Ce sont des intellectuels de gauche du côté de mon père, ma mère vient d’un milieu paysan et ouvrier. Je suis une métisse sociale. Dans les Hautes-Alpes, la pauvreté n’est jamais loin, c’est une terre de gens de peu.

Cette « conscience » se manifeste dans vos romans ?
Littéralement. Et je considère que l’écriture est un devoir. Je me sens la charge de ne pas trahir un milieu. D’être honnête.

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