Michel Guerrin, Le Monde

Michel Guerrin, Le Monde

C’est un petit bijou d’intolérance, inédit en français, signé par l’Américaine Edith Wharton (1862-1937). Un essai de quelques pages. Le Vice de la lecture a paru pour la première fois en 1903 dans la North American Review. Comment déniche-t-on un inédit de Wharton, célèbre pour son roman Le Temps de l’innocence (1920), pour lequel elle obtient le prix Pulitzer – le premier attribué à une femme ? Valérie Millet, directrice des Éditions du Sonneur, donne ce qu’il faut d’indices, pas plus : « Tout d’abord, on lit beaucoup. Et puis on dissèque le parcours littéraire de l’auteur, on compare les bibliographies françaises et anglophones, on épluche les sommaires des différentes revues auxquelles elle contribua, on entre en contact avec l’Edith Wharton Society… Un travail de détective en quelque sorte. » Le titre intrigue. Wharton renforce ce sentiment dès la première page : « Peu de vices sont plus difficiles à éradiquer que ceux qui sont généralement considérés comme des vertus. Le premier d’entre eux est celui de la lecture. » Formule trompeuse. Ce n’est pas tant la lecture que dénonce l’écrivain qu’un certain type de lecteur, le « lecteur mécanique », qui lit par obligation sociale, choisit uniquement des nouveautés dans le vent afin de pouvoir mener une conversation, mais, « esclave de son marque-page », est incapable de se nourrir du texte lu pour faire marcher son imaginaire. « Il est comme un touriste qui passe d’un site à l’autre sans rien regarder qui ne soit recommandé dans le [guide] Baedeker ». Edith Wharton va plus loin en disant que ce lecteur mécanique est une menace pour la littérature et les écrivains les plus exigeants. Car celui qui lit par obligation morale ne peut que confondre morale et jugement intellectuel. Il propage une opinion bien-pensante, facilite la carrière de l’auteur médiocre, crée à son tour un journalisme littéraire mécanique. Quelle mouche a pu piquer Edith Wharton en publiant ce texte élitiste, qui n’hésite pas à faire l’apologie du « lecteur-né », seul à même de comprendre les grands écrivains ? Elle va jusqu’à écrire : « Pourquoi serions-nous tous des lecteurs ? Nous ne sommes pas censés être tous musiciens. » En 1903, Wharton n’a pas encore écrit ses grands livres. Mais avec cet essai sur la lecture, elle ébauche l’obsession qui sera la matière de ses futurs romans :  dénoncer l’hypocrisie de la haute bourgeoisie dont elle est issue, les carcans minables de l’éducation impeccable. Et puis ce texte court raisonne loin : il est à savourer en pensant, aujourd’hui, à la littérature dominante, celle qui a du succès ou qui n’en a pas.

Lettre d'information

Inscrivez-vous à notre lettre d’information pour être tenu au courant de nos publications et des manifestations auxquelles nous participons.