Marie-Thérèse Eychart, Les Lettres françaises

Marie-Thérèse Eychart, Les Lettres françaises

En 1958, Roger Vailland aurait dû être heureux. Le prix Goncourt reçu l’année précédente pour La Loi, lui assure la célébrité et la fortune. Et pourtant, c’est un homme en perdition, hanté par le suicide, le sentiment d’impuissance, se détruisant dans l’alcool que son épouse Élisabeth veut sauver en proposant un long voyage. Depuis qu’il a décroché le portrait de Staline et décidé de se retirer de l’action politique, l’époque heureuse de sa « saison communiste » est bien close. Certes, ce n’est pas un homme « désintéressé » contrairement à ses assertions répétées, comme le montre bien Marie-Noël Rio dans sa préface, mais c’est un homme happé par le vide qui n’a plus de perspective d’action sur le réel. L’idée d’un long voyage renouait avec ces moments de bonheur que fut le voyage en Indonésie qui donna, dans l’aisance et le plaisir, le récit Boroboudour, ou avec ceux du combat militant évoqué dans Choses vues en Égypte.
Le choix de la Réunion est l’écho de sa passion pour les territoires lointains, pour Paul et Virginie, la « souveraine » Virginie, pour ses auteurs du dix-septième et six-huitième siècles tant aimés, ceux qui rêvaient du paradis perdu. Vailland part sur leurs traces, à la découverte de cette terre, paradis du bout du monde que décrivait Etienne de Flacourt dans son rapport à la Compagnie d’Orient en 1649.
« Homme du vingtième siècle, marqué par l’Histoire », matérialiste et marxiste, Vailland ne se perd pas dans une imagerie d’Épinal ; l’exotisme en soi n’est pas son propos et encore moins le romantisme qu’il abhorre. Ce n’est pas le pittoresque qu’il traque mais ce qui touche à la vie, jusqu’à la plus minuscule. Vailland est un homme des Lumières qui ne recherche pas l’émotion mais la lucidité. La réalité qui s’offre à ses yeux doit être examinée sous toutes les coutures, éclairée dans les moindres détails pour être comprise. Il se fait géologue, botaniste, entomologiste, agronome, historien recourant aux archives, idéologue citant Marx ou Hegel… il enquête sur l’évolution sociologique de la société réunionnaise depuis ses origines, livre les chiffres des revenus des différentes classes sociales, leurs mutations internes quand, certains Blancs appauvris par la suppression de l’esclavage, devinrent des « Petits-Blancs. La conclusion s’impose alors : si des hommes par leur naïveté, leur ignorance, leur bêtise parfois ont entraîné la destruction d’une nature paradisiaque, c’est l’introduction de l’esclavage dans l’île qui produisit, comme tout système colonial, dans la violence, la destruction et la haine une société de maîtres et d’esclaves. Ainsi dès la fin du dix-huitième siècle, le paradis terrestre fut changé «  en un champ de batailles où les fellaghas et les parachutistes se livraient à une guerre sans pitié, […] en un bagne pour les esclaves noirs et un petit Versailles pour les colons blancs ». L’analyse embrasse l’histoire politique bien au-delà de celle des révoltes et des répressions dans l’île car celles-ci sont « les schémas de ce que seront les dernières guerres coloniales au vingtième siècle, y compris la formation des corps spécialisés analogues aux parachutistes ». On aura compris que, Vailland, comme le confiait Elisabeth dans son journal intime, est profondément touché par les nouvelles qu’il  reçoit de la guerre d’Algérie et que le rapprochement n’est pas le fait du hasard. Mais au-delà de cette circonstance, la comparaison ne peut venir que d’un homme demeuré fidèle à ses idées et à sa conception du monde. Dans cette logique idéologique, la conclusion réaffirme le pouvoir de l’homme : le travail de « l’homme ingénieur » recréera ce qui a été détruit par l’homme « pour la satisfaction de ses besoins et aussi pour celle de ses plaisirs », non pas par folle utopie, mais par certitude raisonnée d’une fin heureuse.
La Réunion n’a cependant rien d’un traité politique. L’auteur est aussi un romancier qui voit, interprète, choisit et conduit son récit avec cette souveraine simplicité qui en fait l’héritier des classiques. L’élégance de l’écriture, l’habileté de la composition, la variété des propos, les saynètes aux dialogues amusants, les personnages étonnants comme ce vieux couple de Petits-Blancs misérables, qui mettent sur de pauvres caisses une élégante nappe blanche pour leurs invités, l’ironie voltairienne, les références à William Blake ou Max Ernst, ou encore les portraits des jolies et appétissantes jeunes filles des diverses classes sociales – le libertin est bien présent… tout concourt à créer chez le lecteur une véritable jouissance de lecture, un désir de poursuivre la route. Quel plaisir que ce voyage auprès d’un écrivain des lumières et homme du vingtième siècle !

 

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