Marie Masson, Le Canard enchaîné
1964. Elsa Triolet a 68 ans. Depuis 1938 elle écrit en français, elle est une figure du monde littéraire depuis son prix Goncourt en 1944. Elle traduit À Tahiti pour les Œuvres romanesques croisées, la grande entreprise à laquelle s’attelle alors le couple qu’elle forme avec Aragon depuis près de quarante ans. Elle dédie cette première œuvre de jeunesse à André. Et ajoute à l’intention de ses lecteurs : « Je vous livre l’enfance de mon écriture. » La langue française d’Elsa Triolet possède une étrangeté comparable à celle de Samuel Beckett, ou à la langue anglaise de Joseph Conrad : la matérialité d’une langue sans connotations, inaccessible à celui qui écrit dans sa langue maternelle. Il y a, dans ses descriptions de la nature ou des corps indigènes, une qualité proprement picturale, à la manière des tableaux de Gauguin.
Cette étrangeté, ce relief particulier de la langue s’ajoute au double exotisme constamment présent dans À Tahiti, comme le note Marie-Thérèse Eychart dans sa superbe préface : Tahiti et la Russie, la maternelle tant aimée, si lointaine, et l’éveil bouleversant du printemps, l’enfance, le goût des pommes, les chansons, les gens, les rues de Moscou, tout cela qui lui manque dans la terrible chaleur éternelle du tropique, la petite société mesquine, l’île minuscule et perdue au milieu de l’océan.
Les Éditions du Sonneur enrichissent ainsi d’un texte envoûtant et peu connu leur remarquable catalogue, où Tahiti est déjà présente avec Cahier pour Aline, de Paul Gauguin (et son inoubliable « Avec beaucoup d’orgueil, j’ai fini par avoir beaucoup d’énergie et j’ai voulu vouloir ! ») et deux beaux romans de Jean-Marie Dallet : Au plus loin du tropique et De pareils tigres.