L’Humanité • Jean-Claude Lebrun
Un isolement pas innocent
On est d’emblée intrigué et saisi par la tonalité de ce récit à la première personne. Une fille parle de son père, qui se prépare à « descendre dans les vallées, dégoter une ou deux carcasses de voiture à siphonner ». Elle évoque en même temps l’isolement et l’autarcie, la présence d’une mère et d’une sœur aînée. La famille est en effet montée se réfugier sur une montagne lointaine depuis qu’un mal s’est répandu dans les plaines. Aucun autre humain n’en aurait réchappé. Le livre fut écrit en 2019, bien avant l’actuelle pandémie. Mais les analogies sont frappantes. Même si c’est un autre sujet, non moins grave, qui peu à peu se dévoile et s’impose.
Après Une immense sensation de calme, son premier roman, paru en 2018, Laurine Roux confirme la singularité de son inspiration. Sans compter une stupéfiante capacité prémonitoire : la maladie qui avait entraîné l’apparente extinction de l’humanité avait été apportée par des oiseaux. Pour se protéger, la famille rescapée n’a d’autre solution que d’abattre tout volatile qui s’approche, avant de brûler son cadavre au lance-flammes. Le père commande les manœuvres de protection du sanctuaire et impose à ses filles un rigoureux entraînement. C’est lui également qui effectue des descentes dans le monde d’avant pour en donner des nouvelles et rapporter ce qui est utile à la survie. Jusqu’à ce que la narratrice s’aventure elle-même au-delà du périmètre protecteur… Le roman prend alors une tournure plus captivante encore, laissant entrevoir un autre mal à l’œuvre, dans la claustration de la famille. Et renvoyant au père tant admiré par la narratrice. À la véracité de ses récits, à son emprise. Un masque tombe, une inhibition bientôt s’achèvera, dans une détonation libératrice. Laurine Roux conduit magistralement sa fable, élevant ses quatre figures plantées dans une nature grandiose au rang de vivantes allégories des fragilités de l’humain. Avec ses aveuglements, ses aliénations et ses possibles dérives. Comme avec ses curiosités, ses désirs d’aventure et de transgression, ses angoisses et finalement ses résistances. Celle qui déclarait « Du monde, je sais seulement ce que Papa et Maman m’ont raconté » fait maintenant la découverte de la complexité et de l’inquiétude. Elle est prête à redescendre vers les plaines et leurs difficultés. Puissance de l’inspiration, vigueur de la langue, richesse du sens : Le Sanctuaire apporte l’indiscutable confirmation d’un talent de romancière.