Le Monde diplomatique • Marina Da Silva
Au lendemain de l’attaque japonaise contre la marine américaine à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, plus de cent mille nikkei, hommes, femmes et enfants, sont internés dans des camps à travers différents États du pays. Cette communauté est présente depuis soixante ans sur la côte ouest… Mais, « à compter de cet instant, les Japonais des États-Unis devinrent des animaux d’une espèce différente ».
En 1943, le ministère de la guerre établit un questionnaire pour les nisei, les Nippo-Américains de la seconde génération. En répondant « no » aux questions nos 27 et 28, qui leur demandent s’ils sont prêts à « rejoindre les forces armées des États-Unis » et à « prêter allégeance aux États-Unis d’Amérique », ainsi qu’à « renoncer à toute forme de soumission ou d’obéissance à l’empereur du Japon ou à d’autres gouvernements, puissances ou organisations étrangères », ils sont assurés de finir en camp de haute sécurité — principalement à Tulelake, en Californie — et d’être considérés comme des traîtres, devenant des parias jusqu’à la fin de leurs jours.
Ces « no no boys », qui auraient représenté jusqu’à 20 % des nisei, donnent son titre à la fiction noire de John Okada (1923-1971). Introuvable après sa première parution, en 1957, ce roman, le seul de l’écrivain, auteur par ailleurs d’essais et de nouvelles, est réédité en 1976, puis en 2014, et connaît depuis de nombreuses traductions. Okada a lui-même vécu l’expérience de l’internement, avant de se résoudre à rejoindre les rangs de l’armée américaine.
Ichiro Yamada, 25 ans, est le héros d’un roman qui fait vivre tout un peuple de personnages. Il revient à Seattle, chez ses parents — « une niche dans le mur » —, après deux ans de camp et deux autres de prison, « intrus en un monde qu’il ne pouvait prétendre sien ». Son père oublie sa dépression dans l’alcool. Sa mère flirte avec la folie, persuadée que le Japon a gagné la guerre et que son fils est un héros. Son jeune frère attend sa majorité pour intégrer l’armée américaine et toise son aîné avec une arrogance haineuse. Sur le campus où il avait commencé des études d’ingénieur, il n’est plus rien pour ses enseignants et n’a plus de camarades. Dans son quartier, ses anciens amis l’ont oublié, au mieux, et, au pis, lui crachent littéralement au visage.
En rupture avec les autres et avec lui-même, Ichiro, qui comprend qu’il a agi sous l’emprise de sa mère, alterne les monologues d’autocondamnation — « Se pouvait-il que tous les Japonais qui avaient renoncé à leur américanité dans un moment effroyable d’égarement ne puissent plus jamais la récupérer ? » — et de revendication — « Avec le temps je retrouverai une place ». Les autres jeunes tentent de s’intégrer en « fichant en l’air leur soirée » dans les bars ; lui semble voué à une déambulation existentielle qui ne le conduit que vers des paumés, des escrocs et des trafiquants.
Dans ce monde « moche, dégueulasse, puant, minable » qu’il parcourt, entre Seattle et Portland, des liens se tissent cependant. Avec Kenji, un vétéran qui a perdu sa jambe et qui n’a plus que deux ans à vivre ; avec Emi, dont le frère est un déserteur et que son mari a abandonnée pour la punir de cette trahison ; ou M. Carrick, « un sur un million », prêt à l’embaucher sans le condamner… Comme des promesses d’espérance.