Le Monde Sanctuaire

Le Monde • Zoé Courtois

Avec Le Sanctuaire, Laurine Roux joue du genre postapocalyptique pour livrer une belle fable sur la domination masculine et sa fin.

C’est d’abord une danse. Forcément macabre, car depuis que les oiseaux font mourir les hommes, tout est plus qu’avant affaire de prédation. Le pas de deux inaugurant ce curieux roman a lieu entre les deux corps électrisés par la vie et la mort d’un jeune chevreuil et de l’archère de 9 ans qui le traque. Leur chorégraphie, sur « un vacarme minuscule [qui] colonise la nuit », est décrite minutieusement par Laurine Roux : « Plus de place pour l’erreur : relâcher les épaules, la tête dans l’axe de la cible ; détendre les doigts, fluides, tout en pointant les bras, muscles en extension. L’index, le majeur et l’annulaire : sur la corde. » Avec cet impératif : viser les poumons, afin d’asphyxier d’un trait la bête pour lui ôter la possibilité de s’enfuir blessée hors des frontières du « Sanctuaire », qui donne son titre au livre, au-delà desquelles Gemma, l’enfant-chasseresse, deviendra proie.
Depuis que le monde est devenu inhabitable (comment ? pourquoi ? le lecteur n’en saura pas vraiment davantage), la famille de Gemma a élu domicile dans un bout de forêt dépourvue d’oiseaux. Ce refuge d’écorce et de mousse, surnommé « le Sanctuaire », a beau leur offrir une précaire sécurité, il n’en est pas moins une prison pour Gemma et sa grande sœur, June. Les deux fillettes, ainsi que leur mère, y subissent chaque jour l’intransigeance de leur père et époux. Celui-ci a érigé la survie en religion. À telle enseigne que les dessins de bouleaux qui scandent chaque section du roman finissent par évoquer moins la forêt que les barreaux d’une geôle. Car le plus terrifiant dans ce deuxième et redoutable conte noir de Laurine Roux (après Une immense sensation de calme, Le Sonneur, 2018), ce n’est pas les serres d’un rapace agrippant le bras de Gemma, ni même le brame des cervidés agonisants, mais plutôt le spectacle de ce que font des horizons restreints à l’homme. Et de ce que celui-ci fait ensuite aux femmes.

Puissance subversive
Tout le livre se tient ici. Un pas à côté de son décor postapocalyptique, dans l’ombre des complices masculins de l’appauvrissement véritable du monde : le père tout-puissant de Gemma et, pis encore que lui, un vieil homme libidineux qui vit terré dans une grotte. Ou plutôt une caverne, comme chez Platon. En effet, la romancière verse au nombre de ses emprunts discrets à la littérature et la pensée grecques l’allégorie du livre VII de La République. Comme chez le philosophe athénien, l’image dit tout à la fois les bornes imposées à la compréhension du monde – et, par-là, à l’imagination – et la nécessité de percer à jour les fausses idoles.
Car il ne faut pas s’y méprendre. La fable et sa puissance subversive sont tapies dans la simplicité qu’affiche d’abord le roman de Laurine Roux, derrière la naïveté travaillée de ses phrases, ou encore le soin qu’elle met à pâlir jusqu’à l’ennui le personnage de June. Avant que, s’étant tout à coup rendue sa liberté, la jeune fille ne s’ébroue magnifiquement parmi les fleurs sauvages, et le phrasé de l’écrivaine avec elle.
Comme toute fable, Le Sanctuaire a sa moralité. Aller voir de ses yeux ce qu’il y a dehors – à l’orée du bois ou au sortir d’une caverne. En somme, relire le monde par soi-même sans en rester aux gloses. Au sortir de ce puissant roman, on se dit que cet élan qui porte les deux sœurs est contagieux. Et, c’est heureux, davantage que le mal convoyé par les oiseaux.

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