Le Monde geants

Le Monde des livres • Zoé Courtois

Les hommes, comme les chats, sont d’insatiables curieux. Laurine Roux signe la fresque d’une famille de savants – et d’une dynastie de félins philosophes. Sur l’épaule des géants, un roman enchanteur.

Lire en cachette sous la couette après l’heure du couvre-feu, à la lumière d’une lampe torche. Ou bien – et c’est alors multiplier le délice – un jour de classe où l’on a fait l’école buissonnière. C’est la routine du jeune Barthélémy, l’un des personnages de l’enchanteur et doux roman de Laurine Roux, dans lequel les adultes grincheux renouent avec le plaisir brut des lectures d’enfance.

Gabriel ronchonne lui aussi quand il rate l’entraînement de foot pour aller voir son arrière-grand-mère aux Bleuets. Heureusement – ce n’est pas très gentil de penser cela, convient le petit garçon –, elle vient de mourir. S’ouvre alors une grande fresque familiale qui commence avec Barthélémy Aghulon, le quadrisaïeul de Gabriel – ce nain qui s’ignore, assis sur l’épaule de géants qu’il ne connaît pas encore.

Sur l’épaule des géants : on imagine difficilement meilleur titre à ce roman que cet emprunt à la célèbre formule de Bernard de Chartres : « Nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants. » Le moine du XIIe siècle voulait dire par là l’accumulation des connaissances qu’il estimait devoir aux Anciens et grâce auxquelles les savants de son temps et lui-même, esprits lilliputiens, voyaient néanmoins plus loin qu’on n’avait jamais vu. Le roman, lui aussi, fait avec humilité l’éloge du savoir. Jusqu’à son apparence : de belles gravures originales d’Hélène Bautista lui confèrent l’allure des livres édifiants – herbier, album ou vieux dictionnaire – où regarder les images est digne et sérieux.

Dans la famille Aghulon, chacun travaille avec passion à faire avancer son domaine. Barthélémy, par exemple, devient l’élève génial de Louis Pasteur (1822-1895) et participe à la découverte de la pasteurisation. Ses descendants mettront au point des méthodes de vinification pour transformer le vin du coin en breuvage onctueux. Ils sauront tout sur les deux cœurs des girafes ou sur les fourmis albinos. Ils inventeront des engins pour faire le tour du globe. En sus de l’histoire de cette famille, la romancière raconte avec tout autant de couleurs celle du progrès accéléré par l’industrialisation, les guerres et l’insatiable curiosité des hommes.

Le quatrième roman de Laurine Roux veut tout essayer, tout découvrir. Son autrice furète avec agilité dans les registres littéraires, du polar au récit picaresque. Elle est coutumière du fait : visiter le postapocalyptique lui avait réussi dans son remarquable deuxième roman, Le Sanctuaire (Le Sonneur, 2020).

Ici, c’est évidemment le registre infusant le temps de l’enfance – le merveilleux – qui brille le plus. Notamment grâce à la présence de toute une dynastie de félins aux noms de philosophes qui miaulent rébus poétiques paysans et sages sentences. Ou cette maxime familiale : « Le temps malgré tout trouvera la solution malgré toi. » Car ils discourent, ces irrésistibles chats de gouttière à l’appétit rabelaisien pour les belles formes et le vin cévenol. Et ils lisent ! Les journaux, les billets des amants et les missives confidentielles des brigands, la grande littérature… Parions qu’ils ont lu l’irrésistible Jument verte, de Marcel Aymé (1933), dans laquelle la belle bête émeraude se fait tout simplement la généalogiste de la famille Haudoin et l’historienne d’un siècle. Comme le dit Socrate (le matou, pas l’homme) : « La sagesse commence dans l’émerveillement. »

 

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