Jerome Lebre, Mediapart
Recueil de lettres, le dernier ouvrage d’Arlette Farge donne irrésistiblement envie de le continuer, même quand il est fini, donc aussi de lui répondre; histoire de déplacer les règles de la recension, un peu comme l’auteure déplace la méthode et les pratiques de l’historien, jusque dans cette correspondance où elle s’adresse à ses amis, à un collègue ou à un homme révolté du XVIIIe siècle.
Chère Arlette,
J’ai bien reçu votre dernier ouvrage. J’ai lu tout de suite votre mot qui me parlait de ce « pas de côté par rapport à l’histoire ». Et puis, comme j’aime bien laisser les livres exister pour eux-mêmes avant de les découvrir, j’ai posé le vôtre sur un petit meuble dans l’entrée de l’appartement, à côté d’un pèse-lettre mécanique et d’une photographie de paysage qui retrouvent leur place de déménagement en déménagement. Je ne savais pas encore que dans cet écrit vous évoquiez des objets éparpillés chez vous : bibelots ou cartes postales qui jalonnent l’espace (une amie les remarquait alors que vous veniez d’aménager) et indiquent votre relation au passé. Je ne connaissais pas encore cette belle lettre où vous parliez des livres que vous receviez, et présentiez tout ouvrage comme un don à transmettre… J’ai laissé quelques jours s’écouler, et c’était déjà trop si l’on considère qu’à la réception d’ Il me faut te dire, il fallait que je vous répondisse. Mais je voulais vous écrire après vous avoir lue. Je pensais rattraper le temps perdu, ou même le remonter, en vous adressant plutôt un mail qu’une lettre, puisque nous échangeons de ces deux manières.
Et puis j’ai ouvert à nouveau Il me faut te dire ; j’ai lu le premier texte, « La lettre, le mail » qui commence par « chère Françoise ». Vous écrivez à votre amie que vous êtes « chiffonnée », parce qu’elle a répondu à votre lettre précédente par un courrier électronique. Vous êtes chiffonnée comme un être de papier à qui manquerait, justement, le papier, c’est-à-dire aussi comme une archiviste brusquement privée du contact avec l’archive, de ce toucher qui est aussi une vision, celle des lettres écrites à la main. Et la lettre se continue sur votre relation sensible aux archives de police du XVIIIe siècle. Je sais bien que ce courrier n’est pas un simple document que l’on pourrait retrouver dans les papiers de « Françoise » : s’il a été écrit à la main et envoyé, il est aussi resté près de vous, peut-être même dans votre ordinateur. Il a de toute façon été numérisé, avant d’être reproduit en caractères d’imprimerie par Les Editions du Sonneur. Votre lettre n’est alors pas simplement tournée vers un passé révolu, celui où l’on n’écrivait qu’à la main : Il tisse de multiples liens entre passé et présent, parle de la disparition très récente d’un mode de correspondance très ancien qui se maintient cependant dans les archives, évoque implicitement la résistance du livre imprimé, l’énigme d’un avenir ou tout sera peut-être numérisé. Sans doute en raison de mes multiples déménagements ces derniers temps, la malle des lettres que j’ai reçues dans la première partie de ma vie (j’en ai perdu, mais je n’en ai jeté aucune) et les livres de ma bibliothèque (idem) ont tendance à me peser et j’ai tendance à me réjouir sans pitié de ce passage à l’ère électronique. Cependant, en vous lisant je prends conscience que j’aurai été aussi chiffonné que vous si j’avais trouvé dans ma boîte mail, un matin, un courrier de vous contenant une dédicace, assorti d’un lien et d’un code de téléchargement d’Il me faut te dire. Je m’interroge : qui pourra comme vous mêler son écriture à celle des artisans et des commissaires de police du XVIIIe siècle, décrire leurs sentiments et leurs hésitations, présents dans le tracé des lettres autant que dans les mots, quand toutes les archives seront numérisées ? Et puis : quelle est, quelle sera notre relation à la masse de tous les fichiers électroniques, archivés et parfois publiés sur internet dans le temps même de leur écriture ? A tous les courriers électroniques envoyés et archivés dans la même seconde ? Cette masse, certes vulnérable comme tout document, tout objet, a sans doute déjà dépassé celle de toutes les autres archives, mais sans rien peser ; or la pensée est aussi une pesée…
J’ai continué à lire Il me faut te dire et compris un peu plus, grâce à vous, ce que voulait dire « falloir ». Il semble d’abord que vous ayez simplement choisi des lettres qui toutes venaient de vous, ou encore choisi la forme épistolaire pour écrire un livre, mais ce n’est pas cela. Car chaque lettre est moins choisie que mue par l’exigence de répondre, chacune est véritablement émue. Ou pour le dire autrement, si vous avez gardé ces lettres, elles sont un peu le recueil de ce que vous ne pouviez garder pour vous. Vous n’avez alors pas simplement mis sens dessus dessous votre métier d’historienne en parlant à la première personne, mais plutôt fait l’archive d’émotions qui ne pouvaient qu’être partagées, venant des autres, s’adressant aux autres : « cher Françoise, bien reçu ton mail… cher Julien, hier je me suis disputée avec ta sœur Adeline… cher Professeur, après vous avoir écouté… Cher Nanni Moretti, de votre film Mia Madre je suis sortie éblouie… ». Bien sûr toute lettre s’inscrit dans un contexte que l’on peut deviner, elle implique un réseau souterrain qui la relie à d’autres lettres, adressées ou non à la même personne. Mais chez vous ce réseau devient sensible, il est traversé par des atteintes, des joies, des déceptions et des attentes qui demandent à s’exprimer. Votre écriture est donc aussi émotive mais jamais excessive parce qu’elle est tenue par l’impossibilité de tout dire, maintenue par ce manque, cette échappée du sens, ce défaut que l’on entend aussi dans « il me faut te dire ». A vrai dire, entre l’excès et le manque vous trouvez une forme d’équilibre que l’on pourrait nommer sobriété plus que sérénité. Et vous êtes toujours prête à accueillir les autres dans ce réseau sensible, à considérer qu’eux aussi n’ont pas parlé, écrit, agi en fonction d’un froid calcul, d’une maîtrise totale des conséquences, d’une détermination sociale impersonnelle que l’on pourrait entièrement dégager, mais comme vous, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement que de réagir. Je m’aperçois que l’historienne écrit mue par la même exigence, et qu’elle est telle parce qu’elle accueille dans cette correspondance des êtres qui risquaient de se perdre dans le passé. Je découvre cette lettre à Barnabé, cet homme que vous avez rencontré dans les archives : révolté par les méthodes d’un recruteur de soldats, il l’avait frappé et avait dû se justifier devant un commissaire de police. Votre écriture devient vibrante, prise entre le partage de cette colère et votre refus de la violence. Les faits datent de 1763.
Ce n’est pas votre premier pas de côté par rapport à l’histoire (il y avait déjà les magnifiques Passants) etl’histoire est déjà pour vous comme un pas de côté par rapport au présent. Le XVIIIème siècle n’est pas dans votre écriture une période lointaine, que l’on pourrait rejoindre par un bond dans le passé. Ceux qui tentent ce bond sautent plutôt sur place et comprennent tout le passé en fonction du présent : le XVIIIe siècle français apparait alors faussement comme une longue période de préparation à la Révolution. Vous êtes autrement révolutionnaire : vous faites ce pas de côté, qui n’est même pas un pas en arrière, et soudain le passé sans se confondre avec le présent retrouve son imprévisibilité, son désarroi. Les vies singulières du XVIIIe siècle nous apparaissent dans leur quotidien constitué d’angoisses et d’espérances, de projets et d’efforts qui réussissent ou qui échouent, de décisions incertaines, d’émotions qui ne savent pas encore où elles mènent. Votre écriture est toujours au présent même quand vos verbes sont dans un autre temps, si bien qu’elle dialogue avec les archives sans fusion possible. Et c’est ainsi que nous apprenons que les arrestations, les emprisonnements, impliquaient la décision d’un commissaire souvent ébranlé par les arguments d’un accusé qui pensait bien ne pas mériter un tel sort ; que les mères aimaient les enfants qu’elles abandonnaient et pleuraient de ne pas avoir pu leur offrir un autre avenir ; qu’un couple pouvait retrouver toutes les tensions qui habitaient le siècle, entre conformité sociale et libertinage, désir d’ascension individuelle et devoir conjugal, et se déchirer pour elles tout en cherchant à se sauver. C’est pourquoi vous-même restez à chaque fois imprévisible, de page en page, de livre en livre. Alors il est sûr que ce nouveau « pas de côté » que vous faites ici par rapport à l’histoire est toujours celui de l’historienne, qui parcourt encore son champ quand elle s’en écarte, tente d’autres écritures, au plus proche de son écriture qui ne se confond avec aucune autre. Pour preuve, cette lettre qui commence par « cher professeur » avant de défendre avec un calme, une détermination et une rigueur sans faille, exemples à l’appui, la part de l’émotion dans la rationalité historique. Ce courrier est un vrai petit traité de méthode, une perle épistémologique située entre l’aphorisme d’une carte postale et la description d’un vallon en Bretagne.
Il arrive bien sûr que je ne sois pas d’accord avec vous, que je réagisse à ma manière, et c’est bien aussi ce que ce livre attend : chaque lettre s’ouvre à la réponse imprévisible et inconnue de votre correspondant ; elle s’ouvre aussi à la réponse imprévisible d’un tiers, toujours présent dans toute correspondance, aussi intime soit-elle, et qui est ici clairement invité à titre de lecteur anonyme puisque les lettres sont publiées. Je relis la lettre à Nathalie où vous parlez de la difficulté d’être une femme. Je vous accorde entièrement que l’intelligence féminine fait peur aux hommes, je sais aussi à quel point votre approche de l’histoire implique un partage des sentiments entre les deux sexes, qu’elle doit donc se défendre contre les « chers professeurs » qui pensent tranquillement que l’histoire des émotions est faite par les femmes pour les femmes. Quand vous écrivez que la féminité est « une affaire complexe car la notion a été engloutie par une somme de choses à réaliser, à ressentir, à dire ou ne pas dire », j’y vois une des dimensions essentielles de votre titre, Il me faut te dire. Vous équilibrez au mieux les injonctions contradictoires qui s’adressent aux femmes et le changement historique qui leur permet, grâce à une résistance constante, de s’écarter des normes. En fait mon désaccord ne concerne qu’un mot, en réponse à une question que vous posez : « Dit-on d’un homme qui lui faut être masculin ? Non. » Je répondrais sans hésiter : « oui » ! Chaque homme ne devient masculin que parce qu’il ne cesse d’entendre qu’il doit être un homme, et cette injonction a aussi ses tensions, ses contradictions, ses impossibilités. Elle explique en partie que l’intelligence féminine fasse peur… Et au-delà de toute réaction machiste, la question se pose de ce que nous faisons aujourd’hui (« vous » les femmes, « nous » les hommes, nous tous) de ce devoir d’être un homme que nous (toutes et tous) ne cessons de transmettre, mais qui est transformé en profondeur par l’affirmation d’une nouvelle féminité, l’égalisation des responsabilités parentales, la reconnaissance de l’homosexualité, l’heureux effacement des déterminations naturelles de l’existence, l’inscription à la fois plus claire et plus libre des différences sexuelles dans l’histoire et dans la société.
Je me souviens aussi que je n’avais pas vécu comme vous la décision officielle de faire archiver les lettres, les dessins, les affiches, les multiples objets qui avaient été déposées après les attentats de novembre 2015 autour de la Statue de la République sur la place du même nom, à Paris. Une « bonne nouvelle » écrivez-vous dans votre lettre « à Laurent » ; certes, mais pas seulement. Car cette opération commencée en août 2016 s’accompagnait d’un nettoyage de la statue et de la place après son occupation par le mouvement « Nuit debout » contre la loi réformant le code du travail. Les archivistes de la Mairie ont reçu la consigne de bien distinguer les objets témoins du deuil national et ceux laissés par « Nuit debout » : les premiers étaient destinés à être conservés (certains exposés au Musée Carnavalet) les autres à être jetés. L’acte d’archive s’inscrit donc ici dans un programme politique visant à retenir certains faits et à en effacer d’autres, à réaffirmer, dans la suite du discours officiel du gouvernement et de la mairie de Paris, que la Place de la République était un lieu de recueillement national que devaient respecter – jusqu’à l’effacement – les manifestants. Il va de soi que vous pourriez éclairer bien mieux que moi la différence entre cette manière d’archiver, qui est aussi une manière de fixer la définition d’un espace public, de faire oublier et d’opprimer, et le devoir d’archiver qui oblige l’Etat à laisser les traces de son pouvoir, si bien que des siècles plus tard l’historien peut encore saisir les vies singulières qui se sont heurtées à la police. La différence que je tente de relever, vous la révélez dans votre livre par l’écart entre deux lettres : celle, appelée « colère », ou vous vous révoltez contre la « passivité mémorielle » des historiens, tout prêts à oublier mai 68 ; et la lettre à Barnabé, rejoignant tous les textes où vous nous rendez ce « faisceau de lumière » (l’expression vient de Foucault, de ce moment où vous travailliez avec lui) que le pouvoir a jeté malgré lui sur des existences fugitives. Quant à la Place de la République, je sais par vos mails écrits au moment de « Nuit debout » que vous étiez attentive à toutes ses dimensions, toutes ses transformations. Seulement il appartient à la règle de la correspondance que l’on n’écrit pas de la même manière aux uns et aux autres, ni même d’un jour à l’autre ; et c’est bien cette diversité sans exhaustivité qui donne sa substance, à la fois légère et dense, à votre livre, chaque lettre éclairant comme un faisceau de lumière, ou comme une archive, un pan du présent ou du passé, sans jamais prétendre balayer l’un ou l’autre…
Je ne vise pas plus l’exhaustivité dans cette lettre que je vous adresse, et je la finirai donc en parlant de cette autre lettre, si lumineuse en elle-même, adressée «à Michel ». Vous décrivez un rêve où vous revenez de la cinémathèque et soudain perdez la vision des couleurs. C’est un tel cauchemar que vous vous réveillez en pleurs ; puis en ouvrant les yeux, vous retrouvez le bleu du ciel, les nuances d’un tableau accroché dans votre chambre… et vous découvrez le bonheur de voir en couleurs, que l’on passe son temps à oublier, à fondre dans l’évidence. « Il existe tant de couleurs », écrivez-vous, « la couleur et ses mouvements (car elle bouge) donnent du sens à l’existence, apportent une proximité tendre ». Il me semble que cette lettre parle autant de l’histoire que celle qui s’adresse au « cher professeur » cherchant à distinguer la rationalité des émotions. Il faut oublier l’évidence des couleurs pour voir tranquillement le passé en noir et blanc ; il faut que cette vision devienne un cauchemar pour redonner au présent toutes ses nuances – et les redonner aussi au passé. Peut-être que le XVIIIe siècle a transformé votre vision, l’a rapprochée de ce qui se nommait alors le « spectacle de la nature », et qui impliquait aussi bien le spectacle de la société… Mais ce dont on s’assure en vous lisant, c’est que celle qui nous fait voir ce qu’elle voit, décrit sa proximité tendre avec le présent, est la même que celle qui redonne ses couleurs au XVIIIe siècle, dans la même proximité, avec la même émotion. Ce n’est pas non plus pour rien que dans ce cauchemar vous revenez de la cinémathèque : vous aimez les films en noir et blanc, mais on sent que leur tendance à présenter le monde en noir et blanc vous inquiète. On saisit en même temps sur le vif l’importance du cinéma dans votre vie et dans votre travail, importance qui apparaît régulièrement dans votre correspondance avant de faire l’objet d’une lettre entière. Le cinéma, écrivez-vous, « me porte, me fascine et me rapproche d’étrange façon de ce que je ressens quand je travaille dans les archives manuscrites du XVIIIe siècle… Les archives, comme le cinéma, font « voir », sentir, éclairent le présent et envahissent le cœur ». Vous parlez bien alors du cinéma le plus récent, des films toujours imprévisibles que l’on découvre à leur sortie, proches des archives imprévisibles que l’on découvre à leur sortie des magasins.
Maintenant que je vous ai lu, je vois mieux, chère Arlette, ce qu’il faut que je vous dise : je m’associe à vos correspondants, Françoise, Julien, Barnabé, Henri, Karine et même, sans risque, à vos lecteurs présents ou futurs, pour vous exprimer ma gratitude : merci pour toutes ces lettres que vous nous adressez, pour ces cartes postales, ces archives, ces extraits d’un film en couleurs et encore en tournage, ces pas de côté imprévisibles.
Avec toute mon amitié,
Jérôme