Jérôme Bonnemaison, La Quinzaine littéraire

Jérôme Bonnemaison, La Quinzaine littéraire

La fée électricité sans les soviets.

Les lecteurs de cette comète vivante hallucinée que fut Vladimir Maïakovski se réjouiront de cette initiative des Éditions du Sonneur : éditer le carnet de voyage en Amérique que le poète du « Nuage en pantalon », que nous pouvons mieux connaître depuis que fut éditée en France en 2011 sa première biographie monumentale, intitulée La Vie en jeu, signée d’un Suédois, Ben Jangfeldt. On y lit notamment la passion voyageuse du poète communiste suicidé. Parmi ses destinations, il y a le continent américain : le Cuba sous influence yankee, rapidement, puis surtout le Mexique et les États-Unis, à New York, Chicago, Détroit et ses usines Ford (dont Céline offrit une vision certes plus saisissante dans le Voyage).
En cette année 1925 moment de transition incertaine entre léninisme et stalinisme, Maïakovski est un camarade glorieux, figure de proue des poètes en appui du régime mais encore faiblement encadrés, qui croit à l’avenir de l’internationale communiste. Le voyage le laisse interrogatif sur l’imminence de la victoire du prolétariat outre-Atlantique. II note même qu’il est possible que les États-Unis (et non l’Amérique, il écrit cette remarque très « bolivarienne » à la contemporaine, selon laquelle les États-Unis usurpent le nom du continent) soient un jour le dernier bastion du capital, qu’il faudra affronter. Elle viendra, la guerre froide.
Pas d’anachronisme. Quand le poète débarque, les rapports entre Soviétiques et États-uniens ne sont pas ce qu’ils seront. Ils restent sans doute évanescents, et d’ailleurs on n’interdit pas le séjour à ce communiste invétéré, malgré la répression qui court contre les révolutionnaires américains (l’affaire Sacco et Vanzetti est fraîche). Le New Deal n’est pas encore là, certes, avec son aile gauche sympathisante à l’égard des idées communisantes. Pour les Russes, la fascination pour l’aspect prométhéen de la vie américaine se mêle sans doute à des réticences pour l’idéologie capitaliste du pays, elle-même contrebalancée par le souvenir de Lincoln (que Marx admirait). Pendant longtemps, jusqu’à l’orée du XXe siècle, les États-Unis ont incarné, comme le rappellent Rosanvallon ou Piketty, une société plutôt égalitaire quoique libérale, avec des écarts de mode de vie plutôt moindres qu’en Europe, et surtout l’absence d’aristocratie. Cette cohésion, bien entendu, concernait le monde des Blancs, elle s’appuyait, comme la citoyenneté antique, sur l’exclusion de l’esclave.
On a tendance à voir Maïakovski comme un exalté rimbaldien, mais on le retrouve ici très lucide sur les sociétés qu’il observe au pas de charge. II saisit très vite, dans les rues, les marques de la domination des Nord-Américains sur le continent. On découvre un individu plein d’humour aussi. Il sait apprécier avec bonhomie et recul les bizarreries de ses découvertes.
L’étrangeté du Mexique et de sa vie politique le laisse pantois. II est accueilli par un Diego Rivera qui est déjà un monstre sacré mais pas encore lié à Frida Kahlo (quel dommage que Maïakovski ne l’ait pas croisée, ça aurait pu être explosif). Il comprend que ces sociétés n’ont pas les mêmes structures que les pays européens, ce qui devrait le conduire à douter. Mais il reste optimiste sur l’avenir de son parti partout dans le monde. La naïveté de Maïakovski est réelle. C’est ce trait de caractère, mêlé à une inclination générale pour la radicalité, qui ressort tout au long du récit, aussi bien en matière esthétique que politique. Ce tempérament le fragilisera jusqu’au désespoir insondable quand le rideau rouge se lèvera sur la scène sanglante du stalinisme.
La grande affaire de ce récit, écrit à la sauvette, comme une série de notes rapides réorganisées, mais imbibées de la virtuosité du poète, reste la confrontation à la modernité américaine. La fascination l’emporte, nuancée de critique pertinente envers les inégalités flagrantes et la souffrance des milieux populaires, la pacotille culturelle qui orne les réalisations capitalistes, le sentiment de vacuité envahissant, du fait de l’imperium de ce que Schumpeter nommera « la destruction créatrice » et que le poète appelle « une étrange impression de provisoire ».
Vladimir Maïakovski est surtout très juste quand il ne se laisse pas berner par le fordisme, et comprend toute la dimension aliénante du modèle de division du travail qui, dit-il, impressionne trop aisément les ingénieurs soviétiques et porte en lui-même un mépris de l’humanité. Il remarque même la perversité d’une méthode que l’on dénoncera au début de notre siècle financiarisé : l’actionnariat salarial qui, à Chicago, attache l’ouvrier à la main qui l’exploite. II est frappé par la ségrégation et anticipe les tumultes qu’elle entraînera dans le siècle : « Chauffée par les bûchers texans, la poudre nègre est assez sèche pour faire exploser une révolution ». Mais on ne peut que constater sa stupeur positive devant les immenses réalisations américaines, leur rapidité d’exécution, leur technicité, leur manière de tout voir en grand, bref leur potentiel utopique.
Le futurisme maïakovskien est typique du léninisme d’alors, condensé dans la fameuse formule : « Le socialisme ce sont les soviets plus l’électricité. » La présence de la lumière partout, d’immenses centrales, l’impressionne. Tout comme le tramway, les ascenseurs, les gratte-ciel. Pourtant, il voit déjà, lui l’hypersensible, l’asphyxie future des villes soumises à la voiture. Le développementalisme soviétique a influencé Maïakovski. ll concède que sans doute le drapeau rouge ne flottera pas de sitôt sur les États-Unis, mais que les Russes ont tout intérêt à « benchmarker » le meilleur de l’Amérique pour le mettre au service de leur modernisation. Le souci des États-Unis, c’est l’obsession de la valeur d’échange, la réduction de la vie à cette valeur qui mesure toute chose en fonction de sa conversion en dollars, qu’il observe dans le quotidien des Américains. Leurs talents doivent être importés et subvertis au service d’une société de la valeur d’usage. Le problème des Soviétiques à cette époque est la conscience d’avoir réalisé une révolution dans un pays arriéré, avant que toutes les conditions soient mûres et que le capitalisme, mature, ait produit ses contradictions. Malgré les justifications insurrectionnelles de Lénine et de Trotsky sur la Russie comme « maillon faible » où casse la chaîne capitaliste mondialisée (déjà), il revient aux bolcheviks de rattraper le retard pour sauver le socialisme. Staline ira encore plus loin en sacrifiant volontairement les ruraux. Mais, avant que la folie du Géorgien ne déferle, les communistes les plus sincères ont donné dans l’illusion industrialiste eux aussi. En témoigne cet extrait de la conclusion du voyage : « Au futurisme de la technique pure, de l’impressionnisme superficiel des fumées et des câbles, incombe la tâche lourde de révolutionner les mentalités endormies et empâtées des campagnes ; ce futurisme primitif est définitivement installé en Amérique ».
Maïakovski a beau exprimer son dégoût viscéral devant les corridas mexicaines et les abattoirs de Chicago, se méfier de ses voitures qu’il dit plus nombreuses que les habitants à Détroit, on perçoit tout l’incongru, vu de notre époque qui aspire désormais à la sobriété, de cette vision ancienne dont les échecs et les dégâts ne sont plus à recenser, même si le niveau de vie des Soviétiques aura évolué positivement dans le siècle. C’est furieusement dialectique. Comme la pensée de Vladimir Maïakovski, admirateur et critique sans fard de cette Amérique capitaliste triomphante de l’avant-crise de 1929.

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