Jean-Luc Porquet, Le Canard enchaîné
Cétacé, je saute !
Voyez les étranges jubartes, qui pèsent bien leurs 30 tonnes : pourquoi sautent-elles hors de l’eau ? Pourquoi, à l’instar des autres cétacés, baleines franches, noires ou grises, rorquals de Minke, du Nord ou de Bryde, ces « huit mille bêtes grandioses et visqueuses, pleines de graisse et d’eau salée, qui hantent le Pacifique Nord » propulsent-elles sans prévenir leur énorme masse pour splash ! retomber dans leur élément naturel ? Pour gagner en vitesse lors de leur course, ainsi que dauphins et marsouins ? Non : elles sautent sur place.
L’auteur, qui revendique hautement sa qualité de non-cétologue (enfin un expert en rien !), relève que les cétologues, censés s’y connaître, ne trouvent aucune réponse qui tienne la mer. Faire parade nuptiale, fuir les prédateurs, se débarrasser de leurs parasites, s’amuser, ponctuer un message : « Aucune de ces explications ne convainc. »
Alors ? Alors il avance son explication personnelle, et, ici, il faut se souvenir qu’il est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade, Cioran, l’auteur toniquement nihiliste d’ouvrages aux titres explicites comme De l’inconvénient d’être né. Si les baleines sautent, avance Nicolas Cavaillès, c’est au fond parce qu’elles s’emmerdent énormément.
Imaginez une vie entière à patrouiller dans les mers : « Océans de lassitude, toujours les mêmes vagues, les lames de fond, les abysses, flots de bleu et de noir sans fin, où il ne se passe, dans le fond, rien. » D’où son diagnostic sur la baleine : « Son ennui doit être à hurler. » Et d’affiner son hypothèse : la baleine saute pour s’étourdir, pour s’abandonner à la chute, parce que c’est absurde, pour être éblouie par le soleil, pour se libérer de la poussée d’Archimède (ici, l’auteur, qui a dû souffrir en cours de physique, en fait un peu trop en inventant quelques formules matheuses parodiques), par nostalgie de ses origines terrestres, pour se prendre un plat dont la « violente détonation volcanique » lui fera voir trente-six chandelles, bref, il se réjouit de trouver moult raisons à ces bonds abscons tout en sachant qu’en fin de compte jamais l’homme n’aura le fin mot de l’histoire, et c’est tant mieux, car nous pouvons dès lors les goûter comme il se doit : les yeux écarquillés.
Admirez le spectacle : la jubarte « s’élève sur le flanc, ses nageoires pectorales tendues le long de son corps, elle émerge totalement hors de l’eau, se cabre, pivote dans les airs pour retomber en arrière, dans le plus bruyant et le plus explosif jaillissement d’écume ». N’est-il pas merveilleux, ce « saut carpé-flanché intégral vrillé » ?
Ce petit livre aérien et joyeusement désespéré offre cette grande vertu : nous arracher un moment à l’esprit de sérieux. Attention en retombant !