Le Figaro littéraire • Thierry Clermont
Quand « Jef » étrillait Hollywood
Printemps 1936. Joseph fait une pause. Loin des drames humains, des théâtres d’opérations au bout du monde et des cataclysmes de l’Histoire. « Fatigué des bas-fonds » et des « Scarface aux mufles de bête », il passe un mois et demi au cœur de Hollywood en compagnie de son ami le réalisateur Anatole Litvak, qui a adapté l’année précédente L’Équipage. Déçu par le voyage, Kessel en rapporte un récit-reportage aussi amer qu’étincelant publié l’année même chez Gallimard. Le la est donné dès la première page : « Hollywood! On y fabrique, à destination de la terre entière, des songes et du rire, de la passion, de l’effroi et des larmes. On y construit des visages et des sentiments qui servent de mesure, d’idéal ou de drogue à des millions d’êtres humains. Et de nouveaux héros s’y forment chaque année pour l’illusion des foules et des peuples. »
Les étoiles du moment sont Shirley Temple, Clark Gable, Fred Astaire et Ginger Rogers (Swing Time), Joan Crawford, Gary Cooper, Mariene Dietrich. Les Temps modernes de Chaplin sort sur les écrans, la comédie musicale Le Grand Ziegfeld s’affiche au sommet du box-office. Toujours en 1936, de l’autre côté de l’Atlantique, on peut voir dans les salles Mayerling et Les Bateliers de la Volga, dont les scénarios sont signés Kessel, qui publie cette année-là La Passante du Sans – Souci.
Hollywood, Mecque du cinéma : « Jef» nous la montre sous toutes ses coutures, depuis les parties où il croise les vedettes, les producteurs, les scénaristes et les starlettes, jusqu’aux studios (« Citadelles colossales de la finance et du truquage ») en passant par la ville ( « Partout des jardins où miroitent des piscines (…) Un paysage adorable dallé de vert et haché de belles ombres ») . Au gré des pages, Kessel n’a pas de mots assez durs pour étriller cet empire contrôlé par les MGM, Fox et Paramount, gardiennes du temple de la morale, et prêtresses de cette « chaudière d’images, toujours sous pression ». C’est là aussi que le rêve américain de « Jef » s’est brisé, avec notamment un scénario écrit en toute hâte sur place et refusé sans ménagement, malgré le soutien de son ami fidèle, Charles Boyer.
Crochet du droit
On retiendra principalement de ces pages, outre le style direct, sec comme un crochet du droit, le portrait du tout-puissant producteur Irving Thalberg, le « Boy Wonder » qui avait « l’instinct du public comme aucun autre homme » et qui inspirera Le Dernier Nabab de Scott Fitzgerald, ainsi que la description d’une longue escapade dans le désert californien, entrecoupée de souvenirs new-yorkais ou maritimes. Sans oublier l’épique et sentimentale traversée à bord de l’André-Lebon, en compagnie de la jeune prêtresse d’une secte américaine qui allait fonder un temple en Égypte et qui charma Kessel, toujours aussi sensible à la « plénitude fleurie de la chair ».
À relever également, comme une incise dans ce panorama du « dieu le plus artificiel du monde », ses pages sur les films destinés aux enfants, avec des babys stars en culottes courtes, des « petits démons innocents et des diablesses ingénues », comme cette petite Shirley Temple.
Sans doute pris de remords en relisant son manuscrit, Kessel s’est résolu à adoucir ses propos dans la dernière page, écrivant superbement ceci : « Une grande roue éblouissante tourne à Hollywood, illumine le monde sans plus de chaleur ni de réalité qu’un feu d’artifice. Et comme un feu d’artifice, elle réjouit et réconforte des millions de grands enfants malheureux.» Ou l’art de réunir Renoir et Lubitsch, Duvivier et John Ford. Du grand « Jef », quoi.