Guillaume Contré, Le Matricule des anges
Pourquoi le saut des baleines. Le titre est indéniablement programmatique et l’absence de point d’interrogation final joue d’une certaine ambiguïté : s’agit-il de se demander « pourquoi » les cétacés sautent, ou de nous révéler enfin « pourquoi » ces énormes bestioles se livrent à si surprenante pratique ? En vérité, nous dit l’auteur, « ce maudit pourquoi se nourrit de tout et ne recrache rien » ; il ne cesse de nous glisser entre les mains, ce qui pourrait bien être une bonne raison pour s’y pencher d’un peu plus près.
Partant de telles prémices, il s’agira dès lors dans ce court récit de tendre délibérément vers une approche poétique des choses. Plutôt que d’égrener des faits et de les confronter jusqu’à parvenir à de contondantes conclusions, Nicolas Cavaillès préfère se livrer à une méditation rêveuse autour de ce mystère, ces baleines qui depuis des millénaires jaillissent sans raison apparente de l’eau (il ne s’agit pas pour elles d’avancer plus vite, ni d’attraper quoi que ce soit au vol, encore moins de faire le beau) et fendent l’air de leur masse imposante avant d’« éclabousse(r) l’univers ». Tel « un animal surexcité pactisant secrètement avec la déraison », elles sont emportées par un « trop plein d’énergie et d’oisiveté ». Le saut des baleines intrigue en ce qu’il semble parfaitement gratuit, pur ornement ne répondant à aucune nécessité dans une nature qui semble pourtant implacablement gouvernée par cette même nécessité.
Pour l’auteur, c’est l’occasion d’envisager toutes sortes de théories, absurdes ou plausibles : le saut comme crise d’épilepsie ; comme technique pour se débarrasser de parasites qui « se fixent ou se promènent sur la peau » ; comme moyen de ne pas se retrouver prisonnier des glaces ; pour combattre la tiédeur d’une mer conçue comme une gigantesque piscine où « l’ennui doit être à hurler », il s’agira alors de « détruire dans sa chute des eaux trop apathiques » ; etc.
Pour les baleines, dont les différentes espèces ont chacune leur façon bien à elle de parcourir les airs, discrète ou spectaculaire, le saut constituerait en « une poignée d’instants de leurre tels qu’elles puissent se sentir comme des êtres singuliers imposant leur réalité au monde extérieur, et non comme des êtres sans substance jouant leur maigre rôle dans un vaste mécanisme dépourvu d’intérêt ». La question serait donc « d’introduire du jeu dans le tissu des nécessités ».
Tout cela, pourtant, ne cesse de nous rappeler Cavaillès, n’est que tissu de conjectures, car rien ne nous dit que l’animal fasse « jamais quoi que ce soit qui ait une fonction profonde ». Il y a de ce point de vue un esprit ludique qui traverse tout le livre, qui ne se prend jamais trop au sérieux, ne cessant au fond de nous rappeler ce que l’exercice peut avoir de vain, que les certitudes sur cette question comme sur tant d’autres peuvent retourner au vestiaire de leur inanité. Le chapitre où, partant du théorème d’Archimède, l’auteur en imagine une version parodique qu’il qualifie « d’exaspérée » pour tenter de décrire quelle sorte de poussée est aux manettes quand l’animal bondit hors de l’eau, en est la meilleure des illustrations. Dans sa volonté de vouloir toujours tout quantifier, l’homme ne se perdrait-il pas un peu en chemin ? Les mystères sont-ils tous faits pour être résolus ?
Convoquant dans cette promenade en cétologie des personnalités aussi diverses que le capitaine Nemo et son collègue Achab, qu’Aristote, Glenn Gould ou Dostoïevski, Nicolas Cavaillès s’amuse de ses vieilles questions, de l’éternel pourquoi qui toujours nous taraude, « huit lettres que rien ne rassasie », notre acharnement à tisser à partir d’indices parfois douteux une trame qui nous échappe et que nous voudrions croire palpable. Si l’exercice est au fond assez classique – à l’instar du style élégant de l’auteur –, le résultat n’en est pas moins délectable.