Frédéric Fiolof, La Quinzaine littéraire
Les Éditions du Sonneur nous offrent de temps à autre des objets littéraires inclassables et réjouissants. On avait pu lire l’an dernier Pourquoi le saut des baleines, de Nicolas Cavaillès, un opuscule qui oscillait entre l’essai philosophique et la fantaisie ciselée. La curiosité ne redoutant pas le changement d’échelle, le même éditeur vient de faire paraître Insectes, de Lafcadio Heam (1850-1904). À peu près inconnu en France, ce journaliste et essayiste gréco-irlandais, émigré aux États-Unis à l’âge de dix-neuf ans, s’installa plus tard au Japon, son pays de cœur dès 1890, y enseigna et y vécut les quatorze dernières années de sa vie. L’ouvrage rassemble les textes que l’auteur consacra à sa passion sensible et littéraire pour les micro-créatures qui nous entourent, dont il nous révèle à quel point elles imprègnent également la culture et la poésie de son pays d’adoption.
« Quelle taille faut-il avoir pour mériter votre estime ? » On dit que c’est par cette question que Jules Michelet interpellait les contempteurs d’insectes. On prêterait volontiers ce mot de l’historien à l’auteur du présent livre : le regard que ce dernier porte sur la partie souvent la moins estimée du monde animal est empreint du plus grand respect et de l’attention la plus méticuleuse. Pour autant, la plume de Lafcadio Heam n’est pas celle d’un entomologiste mais d’un homme curieux, à l’érudition buissonnière et amoureux du monde créé jusque dans ses infimes interstices.
Lucioles, fourmis, moustiques (Heam rêva un jour d’être réincarné en l’un d’entre eux)… L’auteur effeuille une partie des innombrables hokku (nom d’origine du haïku) qui leur réservent une place de choix, va parfois butiner du côté des contes, des chansons ou des romans. Il lui arrive d’isoler chacune des variétés d’un même insecte pour affiner encore les occurrences qu’il relève, ou de distinguer les axes thématiques selon lesquels chaque animal aura été abordé.
Pourtant, même lorsque le geste est classificatoire, ces évocations restent étonnamment vivantes et l’on sent que chaque recension est une affaire de cœur.
Mais cette présence dans les textes est avant tout le reflet d’un trait de civilisation, d’une attention millénaire inscrite dans le quotidien. Lafcadio Hearn nous décrit quelques-unes des traditions encore vivaces au Japon et dont certaines ne manqueront pas de nous laisser rêveurs : la chasse aux lucioles (on appréciait, dans la haute société, les lâchers de nuées luminescentes au cours de fêtes nocturnes), le commerce d’insectes musiciens, l’art raffiné de la confection de cages miniatures pouvant les abriter… On découvre des insectes prisés pour leur beauté, le caractère plus ou moins sacré de certains d’entre eux, les nuances subtiles de leur chant, ou pour leur simple présence domestique. L’un des textes les plus touchants et les plus personnels de cet ensemble est d’ailleurs celui que l’auteur consacre à un insecte qui fut le sien : un Kusahibari (« alouette de l’herbe ») − variété de grillon minuscule au chant particulièrement mélodieux. On lira là quelques très belles pages dédiées à ce compagnon mélancolique et presque invisible, condamné à la fois à la solitude et au chant amoureux perpétuel, et que Hearn perdit un jour parce qu’on avait oublié de le nourrir en son absence. Si les deux tiers du livre sont consacrés au Japon, l’intérêt de Hearn pour le microcosme animal datait d’avant son installation dans ce pays, comme en témoignent quelques autres textes. L’auteur cherche encore la trace d’insectes chez les poètes anglais, les poètes français et ceux de la Grèce antique − ces derniers étant d’ailleurs les seuls à leur avoir accordé une place aussi importante que celle qu’ils occupent dans la littérature japonaise.
Au-delà de ce qu’ils nous apprennent d’étonnant ou de savoureux, ces textes (qu’introduit une éclairante préface d’Anne-Sylvie Homassel) résonnent comme une invitation délicate à rester en éveil, attentifs à la beauté du monde dans ses moindres détails.