Évelyne Pieiller, La Quinzaine littéraire
À la fin de 1950, Vailland part pour un reportage sur l’Indonésie, qui vient d’accéder à l’indépendance. Il a la quarantaine, est déjà un écrivain reconnu, mais n’entend pas renoncer au journalisme, qui permet d’étreindre la réalité rugueuse, pour citer Rimbaud — approximativement —, dont la figure l’accompagne pendant ce voyage. L’époque est agitante. Entre la guerre en Corée, la toute nouvelle République populaire chinoise, et Ho Chi Minh en Indochine, chacun est sommé de choisir son camp. Et c’est précisément ce qui donne à ce récit de voyage son très vif intérêt, et sa séduction. Vailland lit l’histoire en marxiste, ce qui lui évite non seulement de batifoler dans les banalités touristiques, mais également de se contenter d’un confortable point de vue moral, qui se satisferait de la victoire des « opprimés » sur les « oppresseurs ». […] Rien n’est simple, rien n’est pur. Tractations, négociations, contradictions. Le révolutionnaire exige la vertu, et voile les seins des Balinaises — pour les protéger des touristes, qui remplissent les caisses de la société néerlandaise qui a le monopole du trafic maritime et routier. Vailland détaille les grands principes de la colonisation néerlandaise, les nouveaux enjeux, les nouvelles dynamiques — dont l’islam, qui serait, dans sa version indonésienne, « la religion la plus tolérante du monde »… Mais par-delà le concret de l’analyse, ce qu’il salue, c’est la fin de l’exotisme, la fin de « l’homme blanc », prélude à une « société sans classes » qui enrichira « à l’infini les structures humaines ». Et c’est bien là ce qui attache : car le déchiffrement politique d’un monde singulier ne se dissocie jamais de l’aspiration à la fin de l’exil, la fin de la dépossession, le surgissement rendu possible de la vraie vie, désaliénée, à inventer…