Éric Dussert, Le Matricules des anges
0n avait pu constater avec La Vie sexuelle des cannibales de Maarten Troost (Hoëbeke, 2012) ou Contrebandier de la mer Rouge d’Éric Hansen (Payot, 1993) que le récit des voyages tournant vinaigre avait des vertus particulièrement grisantes. L’immersion dans Mes saisons en enfer de Martha Gellhorn le confirme cinq fois. L’aventureuse Américaine, née en 1908 à Saint-Louis et morte à Londres en 1998, avait en effet publié en 1978, après une vie marquée par une sacrée bougeotte, un recueil de ses cinq pires voyages, ceux qui lui avaient évidemment laissé les meilleurs souvenirs.
« L’idée de ce livre s’imposa à moi alors que j’étais assise sur une horrible petite plage de la pointe ouest de la Crète, entre une chaussure pleine d’eau et un pot de chambre rouillé. Tout autour de moi, les déchets de notre espèce. j’eus la sensation déprimante que je passais ma vie à me mettre dans ce genre de situation, et que je pourrais bien finir mes jours ici. Telle est la nuit obscure de l’âme dont tout voyageur peut expérimenter l’insondable profondeur, n’importe où et n’importe quand. Personne ne m’avait suggéré ni recommandé cet égout à ciel ouvert. je l’avais trouvé toute seule en étudiant une carte, sur le vol de nuit bon marché pour Héraklion. j’étais très fière, d’ailleurs, de ma nouvelle débrouillardise. »
Martha Gellhorn, c’est à la fois un tempérament trempé, une humilité masquée par une autodérision délicate et une insatiable curiosité. Correspondante de guerre et épouse un temps d’Ernest Hemingway (1940-1945), Martha a indéniablement le goût du baroud. « La terrible année 1942, je la passai au soleil, dans le confort et la sécurité – à mon grand désarroi. » Pour se soulager de cette sensation étrange, elle entreprend de traquer le sous-marin nazi dans les Caraïbes, en pleine saison des typhons (c’est à peine plus risqué que de prendre un vol de nuit chinois pendant la guerre avec le Japon). « Et puis, de toute manière, puisque cette guerre-là se déroulait au large, il fallait évidemment que moi aussi, je m’aventure en mer. » Ainsi qu’en Russie bolchévique, à travers l’Afrique et en Israël où… les Athéniens s’atteignirent, pour notre plus grand plaisir de lecteurs.
À l’instar de Freya Stark (1893-1993), exploratrice de La Vallée des assassins (Payot-Rivages, 2002) célèbre partout sur Terre excepté dans l’Hexagone (bien que née parisienne), Martha Gellhorn est passée discrètement parmi nous alors que son esprit et son indépendance auraient pu la faire admettre parmi les femmes qui ont bousculé les certitudes de l’Humanité. Rien ne sert de courir, il suffit de pédaler lentement : quatre vingts années éditoriales ont suffi pour voir paraître cinq de ses livres. Ce sont Détresse américaine (F. Sorlot, 1938) préfacé par Wells, Liana (R. Laffont, 1946), ses trois romans, La Montagne, La Mer, Les Hautes-terres réunis dans Quel temps fait-il en Afrique ? (Calmann-Lévy, 2006) et enfin La Guerre en face (Belles-Lettres, 2015), reportages de guerre dont les « Cinq voyages cauchemardesques » sont le versant ombrageux, superbe, délectable, un mets pour les gourmets et pour les sages qui sauront trouver là un livre qui marque : « Quoi qu’il advienne, je découvrirais au moins un monde qui m’était inconnu. »