Éric Bonnargent, Le Matricule des anges

Éric Bonnargent, Le Matricule des anges

 

Avec Mousseline et ses doubles, son neuvième roman, Lionel- Édouard Martin signe une saga familiale qui traverse l’histoire chaotique de la France du XIXe siècle.
Tout commence brutalement en 1935 avec la mort en couche de Lise, la Lise, comme on dit à la campagne. Pierre et Marielle, les jumeaux orphelins, sont alors confiés à une nourrice, Mme Mousseline. Élevés par leur vieux père, un paysan bourru et économe, ceux qu’on appelle désormais Mousselin et Mousseline grandissent sans entrain dans une région bientôt confrontée à la Débâche puis à l’Occupation. À 20 ans, tout change pour Mousseline : au cours d’une visite à son frère installé à Paris, elle rencontre Joseph Pigeon dans les allées du Père-Lachaise. Avec lui, elle va découvrir l’amour, Paris et la littérature. Mais le bonheur est toujours éphémère. Que ce soit dans la grande ou les petites histoires, les drames s’accumulent. C’est dans l’amour des livres et le souvenir des disparus que Mousseline va élever Michel, son neveu, qui, au début des années 2000, raconte l’histoire de sa famille, tout en s’interrogeant sur son art. Avec une langue parfaitement ciselée, Lionel-Édouard Martin signe là son roman le plus abouti.

 

Lionel-Édouard Martin, vous avez 58 ans et Mousseline et ses doubles est votre 25e livre. Vous êtes un écrivain d’autant plus prolixe que vous n’avez commencé à publier qu’en 2004. Pourquoi avoir attendu tant d’années ?

Écrire n’est pas publier – pas plus sans doute que publier n’est écrire. Si loin que je remonte dans ma vie, je me revois des intentions d’écrivain, de poète plus que de romancier, et j’ai d’ailleurs, assez jeune, publié en revue quelques textes dont certains, réunis, devaient paraître dans les années 1980 aux éditions Hautécriture – juste avant qu’elles ne cessent leur activité. Cette même époque, c’est celle, aussi, où j’ai fait des enfants : aut liberi aut liberi, j’ai choisi liberi, mes deux filles, tout en continuant à gribouiller (parce que quand ça vous tint…) sans trop penser à donner à lire. Je vivais déjà hors de France, la vie littéraire de l’Hexagone me semblait très lointaine. C’est bien plus tard, principalement par le relais de la revue L’Arsenal, que j’ai rencontré des éditeurs, et que mes publications se sont succédé : j’avais eu le temps d’engranger de la matière.

 

Michel, le narrateur, est lui aussi né en 1956 et « auteur à ce jour d’une vingtaine de livres ». Il explique sont art en disant qu’il en prélève la substance « dans l’histoire familiale », mais que celle-ci se transforme sous sa plume « à l’initiative des mots ». En quoi Mousseline relève à la fois de la biographie et de la fiction poétique ?

J’aime beaucoup cette expression, « fiction poétique » : elle correspond très joliment à ce qui – du moins je l’espère – résulte de mon écriture, de même qu’elle en résume le processus. Qu’on me pardonne – il n’a plus trop bonne presse -, de citer Chardonne pour m’en expliquer : « Je ne peux rien inventer. J’achète tout au marché, mais je sais faire cuire. » Dit à ma manière : j’ai l’imagination peu fertile, mais je m’en accommode d’au moins deux façons. D’abord, je puise dans ma mémoire, qui est une vieille mémoire, souvent défaillante, une mémoire qui déforme, qui débite des sornettes plus souvent qu’à son tour, une mémoire « fictionnelle », en quelque sorte. Ensuite, je me fie au pouvoir des mots, à leur fonction d’appeau : ils s’appellent les uns les autres ; mis bout à bout, cela fait des phrases des paragraphes, des chapitres, des livres – cette capacité d’appel, c’est pour moi la poésie. Si je prends le cas de Mousseline : il est tiré d’une anecdote d’assez courte envergure rapportée par ma fille aînée, anecdote qui s’est, dans l’écriture, développée autour de quelques mots-thèmes (« mousseline », « charbon », « mère », etc.) – un peu comme ces morceaux de papier cités par Proust et qui, trempés dans l’eau, « deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables ». Rien de planifié, donc, à la base, mais une écriture qui va comme elle peut, qui se déploie à la diable, et finit, étonnamment, par donner quelque chose.

 

Mousseline est présentée comme un personnage réel avec lequel Michel, son neveu, échange beaucoup afin d’écrire sa biographie, ce qui s’avère en réalité impossible, notamment à cause « des vagues lois de la psychologie » exigées par la fiction. Qu’entendez-vous par là ? Sont-ce ces lois qui vous font préférer la poésie au roman ?

Je ne suis ni sociologue, ni psychologue, je ne prétends expliquer ni la société ni le comportement de mes semblables – tâches très complexes, du reste, qui ne m’intéressent guère en tant que romancier et dont d’excellents experts vulgarisent un peu partout les avancées. Nous parlions à l’instant de « fiction poétique » : je crois bien plus à ce concept qu’à celui de « fiction psychologique », et je me sens complètement incapable de comprendre la psychologie d’une femme des années 1950 et encore moins d’en rendre compte. Si la « fiction poétique » c’est, comme je l’ai dit, une capacité à inventer à partir de souvenirs et des mots, alors oui, je préfère la poésie à ce qu’on entend généralement par « roman », c’est-à-dire la création « vérisimilaire », par le biais d’une histoire, de personnages évoluant dans une société. Sur cette base, on a tout lieu, d’ailleurs, de se demander si mes écrits narratifs relèvent bien de ce genre, ou pas plutôt d’un autre qu’il resterait à définir – dont j’exclus l’autofiction.

 

Comme tous vos autres romans, Mousseline et ses doubles est un roman sur la mémoire, sur la volonté de relier hier à aujourd’hui. Vous dites des morts qu’ « il faut les apprivoiser, consentir à l’effort de les comprendre », mais écrivez aussi que « se remémorer, ce n’est pas donner le change, c’est traduire ». Comment peut-on donc rendre hommage à ceux qui nous ont précédés si on ne peut pas leur être fidèles ?

La mémoire, sous la forme des souvenirs qui en découlent, est une reconstruction particulière du temps passé. Je doute, s’agissant de l’évocation de gens simples, qui ne relèvent pas de la grande Histoire et sur lesquels il n’existe guère de documentation, qu’on puisse appréhender leur existence autrement que par une traduction, comme on parle de traduction d’une langue vers une autre, et singulièrement de traduction littéraire : on reconstruit, traduisant, du sens en s’efforçant de conserver la former ou, quand ce n’est pas possible, en en adoptant une plus à l’accord de la langue d’arrivée. Dans ce travail, il y a toujours perte, mais perte compensée, chez les bons traducteurs, par un enrichissement. C’est un peu comme ça, pour les morts (je parle de morts « sans grade ») que ça fonctionne : on les traduit, comme on peut, avec les moyens dont on dispose, on les métamorphose en personnages, souvent différents, du fait de la transposition, de leur « réalité originelle » ; et parfois même méconnaissables. À mes yeux, l’hommage rendu de cette manière en vaut un autre, plus explicite.

 

On vous reproche parfois une langue un peu surannée, un peu dix-neuvièmiste, une langue qui sentirait le thym, le propre, la lavande et le verbe d’antan. D’autres estiment que votre travail rappelle celui de Pierre Michon, par exemple. Comment vous situez-vous dans le paysage littéraire français ?

« Le thym et la rosée », c’est dans quoi Jeannot Lapin de La Fontaine trotte et « fait mille tours » : il y a pire, comme référence. Quant à la lavande qui sent bon le cliché provençal, on dira que je préfère Giono, Bosco, à Pagnol, et Un roi sans divertissement ou Malicroix à Manon des sources. Verbe d’antan ? J’espère écrire comme ceux de mes contemporains qui travaillent la langue et théorisant leur esthétique, et en se gardant de ces mauvaises fréquentations que sont, en littérature, impulsion et spontanéité. Michon : oui, encore que pas pour toute son œuvre. Dans le domaine poétique : je citerai, pour m’en tenir à deux poètes très actuels et peu connus mais qui méritent une vaste audience, la très discrète Jos Roy, ou Julien Boutonnier. Je ne vois pas qu’ils s’adonnent à une écriture à la plume d’oie, qui fleurerait sa IIIe République et l’encre violette.

 

Bien que la majeure partie de l’action se déroule à Paris, Mousseline et ses doubles pourrait être qualifié de roman de terroir tant l’opposition ville/campagne est présente jusque dans l’utilisation de la langue. Rejoignant son frère à Paris, Mousseline emploie volontairement de « vieux mots » alors que son jumeau insiste sur un argot à peine acquis qui marque « ses nouvelles appartenances ». La campagne est-elle pour vous un paradis perdu, même au niveau linguistique ?

En général, je n’aime pas, mais alors pas du tout, l’appellation de « roman de terroir », fâcheusement connotée, limitative, et sans grande pertinence : Faulkner, Giono, Ramuz, Colette, écrivains du terroir, au motif qu’ils ne parlent guère des milieux urbains ? En revanche, je me définis bien volontiers –et même je me revendique- comme un terrien, sans que mon Poitou natal, où j’ai situé les actions de presque tous mes « romans », me paraisse un paradis, à la Milton ou pas : j’en dirai que c’est le lieu, très prégnant, de mon enfance, et qu’il a déterminé, c’est sûr, une bonne parti de mon langage et de ma façon d’écrire – images, mots, rythmique, ce qu’on peut appeler esthétique.

 

Votre langue est très charnelle. Michel dit aimer écrire dans la cuisine afin de « mêler (ses) phrases à la nourriture », le mot « bouche » a de nombreuses occurrences et les métaphores culinaires sont très fréquentes. Quel lien faites-vous entre gastronomie et littérature ?

« Les écrivains ? Ils ne lisent pas, ils goûtent. Qu’est-ce que goûter ? Regardez Klébert Haedens goûter un vin de choix, et cette transfiguration rêveuse dans une physionomie vraiment attentive ; ou encore un maître de chai à Cognac vous le dira : une gorgée, fermer les yeux, humer. » C’est encore de Chardonne, et j’acquiesce au propos : la littérature est moins faite à mon sens pour les morfales et les boit-sans-soif que pour les dégustateurs. Avec la bouche, on mange, on parle ; avec la bouche on lit, autant qu’avec les yeux : on s’incorpore avec lenteur une langue, on la mêle à la sienne, on en éprouve voluptueusement la chair et les contours –croyez-moi : il y a, quand on sait lire, du french kiss dans la lecture.

 

Justement, votre roman est aussi une ode à la lecture. Grâce à son Pigeon, Mousseline découvre la littérature qui, désormais, va rythmer sa vie, au point que tout ce que l’on sait de son village natal est qu’il se situe « le temps de La Princesse de Clèves » de Paris. L’allusion au roman de Mme de Lafayette n’est sans doute pas gratuite. Croyez-vous vraiment que la lecture peut non seulement intéresser les guichetières ; mais qu’elle peut aussi révolutionner leur vie ?

Le clin d’oeil n’est pas gratuit, non, et à l’époque où j’écrivais Mousseline, la question de La Princesse de Clèves défrayait la chronique. Pour ma part, j’inclus la lecture dans un ensemble plus vaste : la culture, et je suis de ceux qui croient en effet cette dernière capable de changer la vie, de lui faire prendre un autre cours, surtout quand on est pas un « héritier ». On peut vivre sans culture, mais on vit mieux avec, et on travaille sans doute mieux avec aussi. Quant au « pourquoi j’écris ? », je n’en sais fichtre rien – mais je privilégierai, en la matière, les conséquences sur les causes, si je peux donner à mes lecteurs le même plaisir que j’éprouve à certaines lectures.

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