Didier Garcia, Le Matricule des anges
Dans ce texte paru en 1903, la romancière américaine Edith Wharton (1862-1937) dénonce l’une des conséquences des progrès modernes (et à ses yeux non la moindre) : la démocratisation de la lecture. Wharton fait d’emblée le départ entre celui qui lit parce qu’il faut lire (puisque la société de son temps a promu la lecture au rang de vertu), et celui qui lit comme il respire (ne pouvant donc faire autrement). Le premier (le « lecteur mécanique moyen ») est guidé dans ses choix par la seule vox populi, jetant invariablement son dévolu sur les livres dont on parle le plus, s’attardant le plus souvent sur des livres dépourvus de toute valeur littéraire. Le mal ne serait sans doute pas si grand si ce lecteur, par sa pratique, n’encourageait l’écrivain mécanique à persévérer dans sa médiocrité, ne facilitait la carrière des plumitifs et ne favorisait une littérature prémâchée qui n’a plus guère à voir avec la littérature (celle que Wharton défend ici, et que son œuvre a brillamment illustrée — elle fut la première femme à obtenir cette prestigieuse récompense qu’est le prix Pulitzer). Sans compter qu’il a aussi engendré le critique mécanique, lequel se contente de fournir un résumé de l’histoire, sans formuler la moindre analyse critique. C’est un éreintement en règle, une condamnation systématique de ce pur produit de la société moderne qu’est le lecteur se sentant dans l’obligation de lire (l’immense majorité de ceux qui fréquentent les livres selon Wharton, contre de très modestes happy few). On ne peut bien sûr que souscrire à sa thèse, et s’inquiéter avec elle que ceux-là se mêlent, par dessus le marché, de formuler des avis sur la littérature (le vice s’incarnant alors en menace). C’est d’ailleurs sous la plume de Wharton que le beau titre de Valery Larbaud prendrait tout son sens : Ce vice impuni, la lecture. Mais ce lynchage du philistinisme paraît quand même bien sévère.