Claro, Le Clavier cannibale
Le film éponyme de David Lynch est si célèbre qu’on ne peut bien sûr aborder le récit authentique de Treves qu’en comparant et retranchant, décalant et superposant. On peut donc le lire pour saisir le travail d’adaptation cinématographique auquel s’est livré le réalisateur. Chercher Lynch en creux, dans les ombres portées du récit pas si clinique que ça établi par Treves. Comprendre quel ressort narratif manquait à la peinture. Voir l’image sous la rumeur liquide des mots, comme une pierre qui prend forme et consistance quand les eaux se figent un instant. Mais on peut aussi le lire dans sa formidable démarche empathique.
Quand Treves découvre Merrick, il est maître de conférences en anatomie à la faculté de médecine du London Hospital. Sa fascination pour l’être éminemment difforme qu’est Joseph Merrick (si difforme que Treves l’altère à son tour et le prénomme John) ne reste pas longtemps d’ordre purement étiologique ou curative. Très vite, le bon monsieur Treves découvre que le déterminisme est une loi mais pas une vengeance. La vie, si dure qu’elle ait été avec Merrick, n’a pas fait de lui un pur paria dégénéré, bien au contraire, elle a levé en lui des poussées d’angélisme, et pour se maintenir à flot malgré les apparences l’homme-éléphant est parvenu à « devenir » : « Soumis à l’épreuve du feu, il en était sorti l’âme intacte. »
Dès lors, le médecin n’a de cesse de sociabiliser l’ancien monstre de foire, en lui faisant rencontrer toutes les sommités mondaines de la ville, jusqu’à la reine. Comme si la fréquentation du gratin était garantie d’extase. Comme si frôler l’excellence sociale était le seul rempart contre une laideur qui, bien malgré elle, ne renvoie qu’au plus extrême dénuement humain. Treves a-t-il exploité Merrick, à l’instar de son tourmenteur-bonimenteur Norman, dans un but autre mais tout autant désavouable ? Ce paradoxe, que Lynch a bien sûr mis en scène, n’est qu’apparent. En soumettant Merrick à l’épreuve non plus du feu (des dégoûts) mais de l’eau (de la compassion), le médecin bienfaiteur cherchait-il à se prouver quelque chose ? A (se) prouver que la bonté d’âme est un fait de culture, ce que le siècle où ils évoluent dément à chaque pulsation de la machine industrielle ? Mais nous ne pouvons rien savoir des conflits et résolutions à l’œuvre dans la cervelle du praticien, de même que nous sommes inaptes à pénétrer la psyché de Merrick, qu’on ne peut qu’imaginer innocent, angélique, puisque victime, otage. En revanche, un indice nous est donné, qui peut nous aider à mieux saisir l’intellect du monstre rédimé : son appréhension du théâtre. Après les représentations, il se demande ce qu’il est advenu de tel ou tel personnage. Car pour lui, la représentation dramatique du monde n’a pas de fin. Il n’y a pas de conclusion à la joie ou à la peine, car lui-même est passé des ténèbres aux lumières, de la souffrance aux plus soyeux égards. Et le lecteur de découvrir, comme dans le film de Lynch, un freak se pomponnant et se parfumant, comme si l’humanité n’était qu’une odeur de sainteté dont a besoin notre charogne pour éviter le délitement total.