Christian Oster, Le Monde

Christian Oster, Le Monde

Voilà, porté à notre connaissance par les soins de l’auteur, un personnage qui non seulement a existé, mais qui de surcroît a vécu une vie tout à fait extraordinaire. Ce qu’il vient faire ici, on ne se le demandera toutefois pas longtemps, car monsieur Leguat, dont Nicolas Cavaillès restitue la vie (sobrement, comme le veut le genre des « vies »), d’après son récit de voyage et quelques autres sources, est occupé, en toutes circonstances, heureuse ou malheureuse, à se préparer à la mort, activité pleine de sagesse (selon lui) et de pondération (quel que soit le point de vue). Protestant exilé de Bresse en raison de la révocation de l’édit de Nantes (1685), il en vient, à l’âge de cinquante ans, « délivré du souci d’avoir une vie », à errer sur l’océan (« les deux effroyables rectangles bleus de la mer et du ciel ») en endurant épreuves et privations, puis à échouer avec quelques camarades d’exil sur une île déserte, un éden où il « voit dans sa nouvelle vie une excellente manière de la finir ». Il connaît là une période en effet heureuse, à laquelle il accepte, pour agréer ses camarades (à qui les femmes manquent), de mettre fin pour se retrouver, toujours par solidarité avec eux, à la suite d’une absurde accusation, assigné à résidence, malade et affamé, sur un étroit rocher exposé aux vents, mais qu’il quittera encore à peu près vivant pour écrire, plus tard, ses aventures, qu’il se laissera confisquer par un auteur à succès, lequel les déformera, sans réaction de sa part. Monsieur Leguat vieillira encore, dans un quartier déshérité de Londres, où il mourra, marié, à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Il résulte de ce récit volontairement ramassé en peu de pages, d’une écriture économe et dense, la mise en perspective, à travers les aléas d’une vie objectivement extraordinaire, d’une trajectoire où, de l’exil à la mort, c’est tout l’ordinaire de notre condition qui vient s’imprimer, comme une trace. Nicolas Cavaillès nous parle de ce qui reste, une sorte d’« après tout » moins pessimiste qu’un « à quoi bon », sans doute, mais résolument lucide, d’une lucidité qui renvoie l’agitation humaine, y compris lorsqu’elle hérite, sous la pression des circonstances, des vertus du courage et du dépassement, aux modestes proportions de sa destination finale.

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