En attendant Nadeau
,Le Mort sur l’âne, nouveau récit de Nicolas Cavaillès, est un texte pour le moins déroutant. Son sujet, tiré d’un conte créole anonyme du XIXe siècle dans lequel un âne transporte malgré lui un cadavre, rappelle l’intérêt de l’auteur pour le monde animal. Nicolas Cavaillès avait en effet exploré l’univers des cétacés dans le surprenant Pourquoi le saut des baleines, paru en 2015. Nous retrouvons dans Le mort sur l’âne des éléments déjà remarquables dans les précédents récits de l’auteur : une précision et une attention quasi scientifiques, ici sur la toponymie de l’île Maurice, qui imitent parfois une tentative d’épuisement du sujet mais qui sont toujours liées à une réflexion aux accents métaphysiques, tout en étant puissances de création poétique. Nicolas Cavaillès joue avec le langage et avec le réel dans sa plus stricte matérialité pour inviter son lecteur à un voyage totalement inattendu.
Le héros de cette légende qu’un étrange narrateur décide de raconter est donc ce vieil âne gris « éreinté par trois décennies passées à porter des sacs de jute et à engrosser des ânesses comme des juments », dans les oreilles duquel sont camouflés de petits œufs mouchetés de moineaux. Cet âne, ou « bourik » pour être fidèle à son nom créole, « vieille bête passablement lasse, solitaire et goguenarde », à « l’instinct vital flageolant », est chargé d’un fardeau totalement insolite, qui signe sa délivrance – il est enfin détaché de son piquet par deux drôles d’humains –, mais cette délivrance ne peut le conduire qu’à sa propre mort. Et le lecteur de suivre les déambulations de l’animal et de son cadavre hurlant dans la nuit, pérégrinations au cours desquelles les lieux arpentés deviennent le sujet de l’écriture, en apparence tout du moins.
L’invitation à ce drôle de voyage est celle d’un auteur qui fait délibérément le choix des méandres et de l’incertitude. En dédiant Le mort sur l’âne au poète martiniquais Monchoachi, Nicolas Cavaillès annonce qu’il sera question d’un « récit essentiel des destins insulaires », par ces « lignes d’errance, ces fables et légendes perdues, glanées au hasard des routes ». Et d’évoquer la volonté de rendre aux lieux leur essence cachée, par le langage, volonté associée à une réflexion sur le lien entre ce qui est nommé et celui qui nomme. Nommer est un acte tout autant politique que poétique, et Nicolas Cavaillès élabore dans ce récit aux charmes étranges une réflexion sur le pouvoir politique du langage, contre lequel la fable poétique lutte. C’est en tous cas ce qui semble être une partie du propos du Mort sur l’âne, sans pour autant que l’entreprise puisse, de l’aveu même du narrateur, échapper à l’échec : « Tous les efforts que je fais seront déçus, et les fatigue et lassitude qui s’ensuivront accroîtront mon amertume, et cette spirale n’aura de fin qu’au moment où je cesserai d’aller quelque part, où je refuserai aux lieux l’illusion d’une identité propre, d’une existence abstraite : partout le même néant sauvage, indomptable, qui ne change de nature et d’apparence que dans mon esprit lâche et qui ne saurait faire de moi autre chose qu’un étranger, un colon, un usurpateur, sédentaire par faiblesse, exploitant par vilenie. Rien n’est à moi, nulle part le monde n’est ma maison, et tous les drapeaux que j’y plante ne flottent que dans le vent de mon égotisme, pour mieux retomber et s’enrouler autour de leur piquet lorsque mes illusions s’effritent. » Et c’est sans aucun doute le sens de la présence de Baudelaire, qui a séjourné à Maurice quelques semaines, et du musicien Kaya, dont la légende s’arrêta brutalement, mort dans des circonstances peu claires à la prison d’Alcatraz à Port-Louis après avoir été arrêté pour avoir fumé de la gandia, lors d’un concert en faveur de sa dépénalisation. Ces deux figures de l’indomptable surgissent aux côtés de l’âne chargé du mort, hommage peut-être à une liberté pourtant fatale, associations inattendues et déroutantes.
Vision politique autant que poétique et métaphysique, Le mort sur l’âne surprend par son caractère à la fois décousu et extrêmement resserré, à l’instar peut-être du périple asinien. L’accent mis sur l’errance est rendu par la structure même du récit. Divisé en quarante courtes sections, dont certaines se déclinent en bis, ter et même quater, selon une règle qui semble échapper à l’attention du lecteur, rendant au désordre sa suprématie sur un monde policé, il a donc pour héros cet âne, espèce introduite à Maurice par les Français. Mais c’est probablement l’île Maurice qui constitue le centre du récit, île aux reliefs qui prennent des caractères sexuels parfois explicites, île aux toponymes surprenants qui sont un monde à eux seuls, et que le narrateur fasciné égrène à la manière d’une litanie, cette « île trouée de tous les côtés, que ce soit par ses anciens volcans : Trou-aux-Cerfs, Trou-Kanaka, Trou-de-Madame-Bouchet, Trou-Raoul, ou par ses cavernes : Trou-aux-Biches, au nord, Trou-d’Eau-Douce, à l’est, au sud-ouest le mythique Trou-Chenilles (où les Noirs rebelles se réfugiaient jadis, au pied du grand morne Brabant), ou encore Trou-Takamaka à Camp-Caval, Trou-de-l’Oranger à Rivière-du-Rempart, Trou-Morneron (deux trous, en fait, qui communiquent) à Quartier-Militaire, Trou-d’Hirondelle à Trois-Boutiques, ailleurs Trou-Bourrichon (ou Bourrignon), Trou-Figue, Trou-Glacis, Trou-de-Madame-Galoup (ou Masson), Trou-Fanchon (ou Maignan) dont on dit qu’il est sans fond ; sans compter les innombrables grottes sous-marines : Trou-Fanfaron à Port-Louis, Trou-d’Esny et Trou-Mouton au sud, Trou-Thomy au sud-est, etc. – partout des trous, parfois appelés plaine, plaine signifiant alors trou. Leur abondance dans une île de modeste taille interroge ». Les lieux prennent vie sans s’animer sous les sabots de l’âne ployant sous son étrange charge. Et c’est probablement une des manières de « rendre l’île à sa nudité première, anonyme » que d’y faire figurer cette marche cocasse vers la mort, celle de l’âne, mais aussi et surtout la nôtre. Parce que c’est bien de cette traversée qu’il sera question, inéluctablement.
Les paysages et les cartes, les pays et leurs noms, tout ce que nous tentons de déchiffrer, guidés par le seul espoir d’y déceler « une nouveauté susceptible sinon d’orienter notre avenir, du moins d’éclairer la parcelle suivante, qui vient déjà, de notre présent », cet espoir « qui se transforme en désir, en fantasme, voire en vice […] jusqu’au moment où la réalité se dérobe, se refuse à notre jeu de dupe, et nous sommes alors déçus, et si ce n’est pas notre première déception ou bien si elle achève un très grand fantasme, nous sommes désespérés. Qu’y faire ? »
C’est très probablement de cette étrange voix narrative qu’émane une désespérance, parfois légèrement ironique, qui fait du Mort sur l’âne un texte inclassable, sombre, sourdement tragique, par lequel le lecteur est progressivement englouti, un récit volontiers déceptif, à l’image d’une faille que rien ne peut combler, et dans lequel il ne semble plus exister aucun espoir, et surtout plus aucun désir.