Canard enchaine Sanctuaire

Le Canard enchaîné • Frédéric Pagès

Ô feinte nature
«Le Sanctuaire», de Laurine Roux : un roman faussement survivaliste, où on déguste la fin de l’histoire.

« Le chevreuil titube, s’affaisse sur ses pattes avant puis s’écroule. Trop hautes, les herbes m’empêchent de doubler d’un tir dans la tête. Il faut l’achever au contact. » La chasse à l’arc, Gemma, la jeune narratrice, la pratique pour manger. Les quatre membres de sa famille vivent isolés dans une cabane de montagne, loin de l’épidémie qui, dans la vallée, décime la race des humains. La sauvageonne sait tailler ses flèches, affûter ses couteaux – « D’abord il faut s’occuper de la pierre, chever la roche (la rendre concave) jusqu’à ce que la surface commence à luire. Ensuite seulement, on y polit la lame. » Du matériel qui vient d’en bas : « Au fil des rapines, papa nous a équipés. » Son arme favorite, à lui, c’est le lance-flammes, pour brûler les oiseaux, sans distinction d’espèce, censés véhiculer le virus mortel. De temps en temps, il descend dans la vallée siphonner de l’essence dans des réservoirs abandonnés.
Bravo à l’auteure pour ce roman écrit avant l’épidémie coronesque ! Bravo à ses dons de prophétie, et à son talent de conteuse, surtout. La montagne, la vie animale, Gemma s’y immerge avec délices : « Un vacarme minuscule colonise la nuit. En me concentrant, je suis capable d’entendre la succion d’une larve qui mâchonne le bois. » La jeune fille connaît le moindre recoin du « sanctuaire » où elle est née, ce périmètre de survie que le patriarche interdit de franchir sous peine de raclée (« Tu dois rester pure »). Elle n’a jamais connu que cette vie de Robinson, tandis que son aînée, June, a la nostalgie de l’ancien monde, de l’école, des amis, des peluches. Gemma frissonne avec le vent, communie avec l’aigle qui tournoie au-dessus de sa tête (« Chaque instant est enrobé de couleurs vives. Cela doit faire ce genre d’effet, les bonbons que June m’a racontés. Tic Tac, Dragibus, Pop Rocks »). Sa conclusion optimiste : « Notre avenir est ici dans cet asile de verdure. » Un asile de fous, plutôt ! Page après page, la bulle familiale se dégonfle, le sanctuaire se fissure, la frontière s’entrouvre. Ce coin n’est pas si désert. Dans la cabane, la mère, énigmatique, silencieuse, gère une bibliothèque de fortune et programme des lectures pour ses filles, comme s’il fallait tout de même préparer l’avenir. Le père, c’est différent. Gemma continue de l’aimer et de l’admirer malgré les brimades. Refuser la baignade dans l’eau glacée, ou esquisser seulement une grimace, se paie d’une séance de pompes, comme à l’armée. Mais c’est pourtant lui qui « bâtit, invente, construit, récupère ». « Le sanctuaire est son chef-d’œuvre », se rassure l’adolescente. Sa sœur veut lui ouvrir les yeux : « Les troncs des arbres sont les barreaux de notre prison. »
Vie naturelle, vie foldingue. Des nuages d’oiseaux menaçants se forment. Le père veut les exterminer au lance-flammes. Un vieillard surgi de nulle part proclame la fin de l’aventure: « Aux braves sans descendance, les oiseaux et le ciel ! » Le mensonge paternel éclate. Oui, un autre monde est possible, hors la famille. Entrevu dans l’œil de l’aigle, il « brasille – bille noir et jaune, voile gris ». Un monde avec des Dragibus, des amoureux, des robes qui ne seraient plus des nippes cousues par la mère… Laurine Roux (auteure d’Une immense sensation de calme) nous laisse penser, sans couteau ni lance-flammes, que la nature n’est pas un sanctuaire et que rester dans la cabane familiale n’est pas naturel.

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