Camille Cloarec, Le Matricule des anges
La messe que nous livre Yves Gourvil n’a rien de triste ni de catholique. Elle est bien plutôt une ode aux « humains frappés d’indécision ou versés dans le fossé », qui se maintiennent aux marges de la société. Les personnages de Requiem des aberrations sont en effet d’une belle extravagance. Par exemple, le grandiose Moïse Chant d’Amour, une sorte de John Wayne des banlieues, passionné par Wagner, qui est « le centre de tous ses centres d’intérêts, le moyeu de la grande roue de sa vie ». Avec Abraham Goulu, alias le Grand Magistral, qui « vacille aux lisières de la clochardisation », et le narrateur Saturnin, ils forment le projet de rénover un local abandonné en « anti-Disneyland » consacré à la musique classique.
L’intrigue est truffée d’embûches, de rencontres excentriques et de bonne humeur. L’auteur manipule avec humour les codes romanesques. À la manière de Cervantès, chaque chapitre commence par un résumé fourni de ce que l’on va y découvrir. Le lecteur est sans cesse pris à partie, participant pleinement à cette vaste entreprise de squattage qui réunit (entre autres) le bourgeois Jean-Maurice, l’anar Pandolphe et la famille des Apatrides. Les dialogues qui rassemblent ces êtres imparfaits et originaux tiennent du théâtre, et transforment leur chute en grâce héroïque. Un goût des mots rares et désuets nourrit le texte. Le langage exprime un décalage criant entre les mots et la réalité ; la Princesse du Paradis est ainsi technicienne de surface, le propriétaire un Tenancier des Ténèbres.
Avec une justesse teinte de légèreté, Yves Gourvil donne la parole à ces êtres égarés, alcooliques, immigrés ou esseulés. Il nous rappelle qu’il est possible de pencher pour la rature, comme Thérèse Bethsabée, ancienne danseuse boulimique, qui a « renoncé a l’infiniment élevé pour le très bas, délaissé l’éther et les nuées pour le terrestre, l’humus et le pavé des villes». Et qu’il peut être de bon ton de« se festoyer un kebab» de temps en temps.