Bernard Quiriny, L’Opinion

 

Bernard Quiriny, L’Opinion

Les couvertures de Vagabonds de la vie de Jim Tully et de Au fil du rail de Ted Conover sont presque identiques: on y voit un marcheur de dos, en route vers l’horizon, habillé sans luxe avec son baluchon à l’épaule. C’est un « hobo », terme américain sans équivalent français qui désigne un voyageur clandestin embarqué sur des trains de marchandises. À l’origine, lors de la crise économique de la fin du XIXe siècle, les hobos voyageaient pour offrir leurs services saisonniers ; par la suite, le voyage clandestin s’est transformé en un mode de vie, associé à des idées de liberté, de débrouillardise et d’évasion. Toute une tradition littéraire témoigne du phénomène, de Jack London en 1907 (Les Vagabonds du rail) au sociologue Nels Anderson en 1928 (Le Hobo, sociologie du sans-abri) en passant par le poète gallois William H. Davies et sa célèbre Autobiographie d’un superclochard, en anglais Supertramp, d’où le nom du groupe de rock… Jim Tully fait partie de ces pionniers du genre: vers 1901, âgé de quinze ans, il prend la route et « brûle le dur » selon l’expression consacrée, pendant six ans ; plus tard, devenu scénariste à Hollywood, il tirera de cette expérience un drôle de récit romancé, Vagabonds de la vie, sorte de comédie picaresque truffée d’ellipses et de saynètes comiques, dans un style sec et imagé qui marquera plus tard toute la littérature hard-boiled à la façon d’Hammett ou d’Hemingway.

Quatre-vingts ans plus tard, Ted Conover, étudiant en anthropologie, explorera lui aussi l’univers des hobos : pendant un an, il embarque sur les wagons de fret qu’il attrape à la volée, avec en tête la carte des refuges et des soupes populaires dans tout le pays.
Même s’il est plus porté sur l’ethnographie et le document que Tully, avec des digressions fort intéressantes sur la mentalité des hobos et leur conception antimodeme de l’existence (les hobos vivent au jour le jour, acquérant une conception du temps basée sur la lenteur: « Le rail, note Conover, n’est pas fait pour les gens pressés »), son livre montre que les fondamentaux du métier, si l’on ose dire, n’ont pas vraiment changé entre 1900 et 1980, et que son expérience est proche de celle vécue jadis par Tully.
C’est plutôt au cours des trente dernières années que le monde des hobos a basculé, à cause de la modernisation du transport ferroviaire, de la sévérité des compagnies pour les resquilleurs et, surtout, de l’élévation générale du niveau de vie américain : la classe moyenne d’un pays prospère ne voit plus les hobos comme un reflet appauvri d’elle-même, mais comme une sorte de parasitisme antisocial. De nos jours, les hobos ne survivent guère que sur le mode du folklore. Ils ont leur convention annuelle et réapparaissent dans les chansons (rappelez-vous du tube de Charlie Winston, Like a hobo, en 2009) et dans la littérature, avec d’excellents livres comme ceux de Conover et Tully, ces témoins d’une contre-culture inséparable de l’histoire américaine.

Lettre d'information

Inscrivez-vous à notre lettre d’information pour être tenu au courant de nos publications et des manifestations auxquelles nous participons.