Bernard Pivot, Le Journal du dimanche

Bernard Pivot, Le Journal du dimanche

Sans la révocation de l’édit de Nantes, le gentilhomme François Leguat aurait continué de vivre confortablement dans sa seigneurie du pays de Bresse. Peut-être aurait-il fini par se marier et avoir des enfants. Mais il est protestant, et comme il n’a nulle envie de se convertir ou de mourir, il quitte la France en août 1689 pour la Hollande. Il a 50 ans. Il a tout perdu. Dès lors, son existence prend un tour tellement aventureux et mémorable qu’on peut se demander si l’intolérance de Louis XIV n’a pas été pour lui une chance. Car il aura plus mérité de sauver son âme par ses souffrances, son courage et sa persévérance que par de douillettes dévotions de huguenot bressan.

À Amsterdam, Leguat embarque sur un trois-mâts appelé L’Hirondelle. Avec lui, des « rêveurs » et des « apprentis apatrides ». Ils sont douze Français au total qui partent pour fonder une communauté sur l’île Bourbon (La Réunion). Le commandant de la frégate est un irascible despote. Nommé chef à bord en raison de son âge, Leguat éprouve bien des difficultés à empêcher la guerre civile sur une frêle embarcation secouée par les tempêtes sur mer et dans les esprits.
Plus de neuf mois après leur départ, alors que le scorbut a déjà fait une victime, ils débarquent sur la petite île déserte Rodrigues, la plus orientale des Mascareignes de l’océan Indien. Ce n’est pas l’île espérée, mais elle se révèle habitable. Chaleur agréable, fruits, poissons, gibier. Dommage qu’il y ait tant de moustiques, de rats et de « crabes indestructibles ». Mais, enfin, on n’est pas si mal, d’autant que le commandant et deux hommes sont repartis sur L’Hirondelle pour leur dépêcher du secours. Ils ne sont plus que huit. « Leguat sait apprécier cette vie simple et calme, inespérée, en laquelle il voit une expression pure de la Providence divine. »
Deux années passent. Il est évident que le détesté commandant a péri en mer ou les a volontairement oubliés. Les plus jeunes ont pour les femmes des envies que Leguat n’a pas ou n’a plus. On s’ennuie. L’île Maurice est à 500 kilomètres. Ils construisent une barque qui, dès le départ, se fracasse sur les rochers. On la répare. L’un des îliens succombe à une fièvre atroce. Ils ne sont plus que sept. Le huguenot bressan dit que repartir est suicidaire. Dieu condamne le suicide et c’est se montrer ingrat à son égard que de fuir le paradis où il a bien voulu les guider. Si, par miracle, ils arrivent à Maurice, qu’y trouveront-ils ?
L’enfer ! « Canaille hollando-genevoise », le commandant de l’île les met en prison, puis les déporte sur un rocher exposé aux ouragans. Ils vont y passer un millier de jours. « Ce sont de longs et nombreux mois de désespoir et de diarrhée sanglante, face à la mer indifférente… » Vu son âge et sa sagesse, Leguat aurait pu échapper au sort commun. Mais il est solidaire de ses compagnons jusque dans leurs imprudences et leur révolte. La France et la Hollande se font la guerre, et peut-être se sent-il alors français avant tout? Après d’autres tribulations, ils ne seront plus que trois à gagner le port hollandais de Flessingue. Ils étaient partis il y a huit ans moins douze jours. Leguat choisira de finir sa vie dans les bas-fonds de Londres. Il mourra à 96 ans en laissant un récit de ses tribulations, Voyage et Aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales.
C’est ce livre qui a inspiré à Nicolas Cavaillès un court roman ou plutôt une longue nouvelle, Vie de monsieur Leguat. L’auteur et son héros sont nés tous deux à Saint-Jean-sur-Veyle, dans l’Ain. Usant de l’écriture classique d’autrefois, mais lui donnant une respiration moderne, Nicolas Cavaillès a réussi à confectionner une sorte de galet dur et brillant, poli par le ressac des mers, la violence des hommes et l’étreinte de la religion. Comme Cioran, dont il a édité les œuvres dans la Pléiade, Nicolas Cavaillès n’emploie que des mots justes, forts et utiles. Il aurait pu faire dire à Leguat cette réflexion tirée de De l’inconvénient d’être né : « Dieu seul a le privilège de nous abandonner. Les hommes ne peuvent que nous lâcher. »

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