Le Matricule des anges • Camille Cloarec
Après Une immense sensation de calme, Laurine Roux nous revient avec une roman tout aussi magnétique, pétri de merveilleux et de noirceur.
L’intrigue du Sanctuaire fait terriblement écho à la triste actualité mondiale. Alors qu’un virus transmis par les oiseaux a décimé la plupart de la planète, une famille résiste, isolée au cœur des montagnes. Un père, une mère, deux sœurs : ce sont quatre êtres humains qui survivent tant bien que mal, grâce à la chasse, la pêche et la cueillette. « Ici, nous formons une équipe. Personne, c’est bien compris, personne ne doit être un poids pour les autres ; l’unique règle pour gagner le match », ne cesse de marteler le patriarche à sa tribu. June et Gemma sont éduquées à la dure : aux séances de tractions succèdent les leçons de tir à l’arc et les démonstrations de dépeçage. Voilà bien des années que l’innocence d’une enfance gaie et naïve leur a été ravie. À présent, hormis les contes mythologiques que leur mère leur narre, héroïquement sauvés du chaos ambiant, il n’y a plus aucun divertissement qui tienne. Ce qui se trouve au-delà du Sanctuaire, cette zone touffue dont chacun d’entre eux connaît les moindres recoins, est hautement dangereux. Toutes les créatures ailées sans exception sont à abattre et à brûler. Quant aux autres formes de vie humaine, elles sont à éviter à tout prix. Tels sont les enseignements qu’ont reçus June et Gemma depuis leur plus jeune âge.
Le monde a pourtant été autre, avant. Leur mère, qui radote sans fin sur le passé, est là pour le leur rappeler. « Tous les immeubles, toutes les maisons et tous les gens dedans, Maman les garde vivants dans sa bouche ». Cette ancienne écrivaine est devenue une femme translucide à l’esprit bancal – une nostalgique éperdue d’un temps qui n’est plus, broyée par la disparition de ce qu’elle chérissait plus que tout, trop souvent rabrouée par son mari. Car c’est bien lui qui occupe tout l’espace. Lui et ses exigences, lui et ses recommandations, lui et ses coups de colère. Devant lui, la présence maternelle s’efface, puisqu’« il a le don de la survie, elle, à peine celui de la vie ». Gemma, la narratrice, est la seule de la famille à ne jamais flancher devant lui. Cependant, au détour d’une excursion dans la forêt, elle va un jour s’aventurer au-delà de la délimitation paternelle. Un mystérieux rapace la conduit à un vieil homme répugnant qui se terre dans une grotte sombre. C’est le début de la transgression. Le lien inexplicable, d’une intensité sans précédent, qui la lie à cet aigle est un secret qu’elle garde au plus profond d’elle-même – « c’est mon pépin d’or enrobé de lumière ».
Dans la veine de Jean Hegland et de Jeff Nichols, Laurine Roux dépeint un monde désolé à la surface duquel pas une seule once d’espoir ne frémit. Une étendue agonisante, hostile et impitoyable, qui fait écho au décor d’Une immense sensation de calme, son premier roman. Ce dernier dépeignait la passion farouche d’une jeune fille à l’égard d’un homme mystérieux, dans une nature sauvage et noire mise à mal par des années de guerre. L’univers de l’autrice, en dépit de son angoissante réalité, dégage une forme de beauté hypnotique. La poésie n’est en effet jamais loin, au cœur de cette végétation foisonnante et luxuriante, derrière les légendes qui se murmurent à la tombée de la nuit, tapie dans les tréfonds d’une jeunesse qui se réveille. Sanctuaire a tout du conte, de la dystopie et du récit initiatique. Irradié par une figure paternelle qui condense tous les monstres de tous les mythes réunis – « Papa s’avance, imperturbable, ses pas font trembler la terre, bom, c’est le géant de nos histoires d’enfants, born, l’ogre, bom bom, Le mangeur de petites filles » –, l’ouvrage célèbre, au beau milieu de l’apocalypse, la nécessité de l’émancipation, le mystère des bois et la toute-puissance de l’imaginaire. Il confirme, par la même occasion, le singulier talent de conteuse de Laurine Roux.