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Laurent Perez • Art Press

De nouveaux désirs

À un hypothétique jeune lecteur qui aurait désiré savoir comment lire de bons livres – ce qui suppose de les distinguer des mauvais ou des médiocres –, Ezra Pound recommandait, dans ABC de la lecture : « Demandez conseil à quelqu’un qui s’y connaît. » Auteur de traités d’étymologie et d’une brève histoire de l’ébriété (non traduits), le lexicologue anglais Mark Forsyth appartient sans nul doute à la catégorie de ceux qui « s’y connais­sent » en matière de livres. Il n’en était que plus qualifié pour identifier l’aporie dans le précepte du poète des Cantos : comment ceux qui « s’y connaissent » trouvent-ils eux-mêmes de bons livres ? C’est précisément à cette question qu’il a consacré en 2014 son précieux petit ouvrage lncognita lncognita, récemment traduit en français.

Les choses les plus nobles
Le texte de Forsyth se présente, dès les premières lignes, comme un morceau de bravoure d’humour anglais, l’auteur accumulant les rapprochements incongrus, les exagérations saugrenues et se dépeignant à merci – avec un entrain dans l’autodérision étranger à la culture française – sous les traits d’une brute alcoolique ne fréquentant que des crapules. Même emprunté à une déclaration de Donald Rumsfeld justifiant par avance l’invasion de l’Irak par les États-Unis, son argument possède un poids philosophique certain : ce que procure le commerce des librairies – et qui restera toujours techniquement inaccessible à Amazon -, ce ne sont pas les bons livres que nous cherchons et dont nous savons que nous ne les avons pas lus, mais ceux dont nous ne savions même pas que nous les ignorions. Le premier exemple qu’il fournit est celui d’une anthologie de nouvelles écrites par les chauffeurs de la compagnie de bus First UK, dé­couvert, « et il en va ainsi pour la plupart des choses les plus nobles dans la vie », dans les vestiaires d’un étang de baignade. Mais, le propre du hasard étant de ne pas produire de résultats prévisibles, l’auteur se concentre bientôt sur la condition essentielle de sa démonstration : la « Bonne Librairie ».

La « Bonne Librairie » selon Forsyth se caractérise moins par les livres que l’on y trouve – même les pires kiosques de supermarchés sont bien obligés de proposer à leurs clients certains classiques géniaux au pro­ gramme des établissements scolaires, et que nous n’avons pas tous lus – que par ceux qu’on n’y trouve pas. Nous ne le savons que trop : l’industrie de l’édition produit une quantité phénoménale de titres interchangeables, dont l’écrasante majorité pourrait passer immédiatement au pilon sans aucun préjudice pour leurs éventuels lecteurs. Cette surproduction, qui frappe la France comme de nombreux pays (dans des proportions équivalentes, par exemple, rapportée à la population, à l’Allemagne ou à l’Italie). y trouve un exutoire naturel dans le système des offices par lequel les entreprises de diffusion, c’est-à-dire de commercialisation, des livres, fournissent aux libraires une certaine quantité de nouveautés en échange de conditions financières plus avantageuses et du droit de retourner les invendus. Les offices agissent ainsi comme un véritable cheval de Troie de la drouille, bourrant les étalages de vagues successives de titres sans intérêt, dont la masse chasse les bons livres comme la mauvaise mon­naie, la bonne, et qu’on retrouvera bientôt à 50 centimes chez Boulinier.

Endiguer le flux
La « Bonne Librairie » se définit donc par sa capacité à endiguer le flux de l’ineptie, sinon en refusant les offices (attitude extrême que seuls quelques-uns des établissements généralistes les plus reconnus passent pour pratiquer – notoirement l’Odeur du Temps, à Marseille), du moins en s’efforçant d’en contrôler étroitement les effets. Sur ses tables et ses rayonnages libérés fleurissent dès lors ces « petits » éditeurs qui font l’histoire de la littérature à coups de tirage à mille exemplaires qui mettront quinze ans à s’écouler mais aussi, tout simplement, des livres du « fonds » – conséquence raisonnable du théorème qui veut qu’en un instant t, la quasi-totalité des meilleurs livres disponibles sur le marché sont toujours parus depuis beaucoup plus de trois mois. Du point de vue du lecteur, la « Bonne Librairie » se reconnaît donc au fait que, parmi les livres qui y sont mis en évidence, ceux qu’il connaît sont si évidemment bons qu’ils le rendent curieux de leurs voisins, qu’il ignore encore. Et, puisque les bons livres sont toujours beaucoup moins nombreux que les médiocres et les mauvais, « la librairie parfaite est petite, petite et sélective », écrit Forsyth – à contre-pied de la vogue actuelle du bookshelf porn consistant à jouir du spectacle de photographies de bibliothèques ou de librairies gigantesques, comme si la taille d’un hypermarché garantissait de bien manger. Le choix peut alors s’apparenter à une loterie où tous les numéros seraient gagnants, où il devient possible de choisir un livre sur sa couverture ou d’en entamer la lecture au hasard – initiatives qui, dans une librairie ordinaire, nous expose­ raient aux pires contrariétés.

De bons lecteurs
Les bons libraires sont eux-mêmes de bons lecteurs : ils « s’y connaissent », et leur commerce, même muet, s’apparente donc à une agréable conversation entre amateurs, du genre de celle que sait parfois produire la critique littéraire. Loin de moi l’idée de dénoncer l’institution admirable du service de presse, autre manière de forcer la chance, sans lequel il n’est pas sûr que j’aurais pris la peine d’ouvrir lncognita lncognita que j’avais pourtant remarqué plu­sieurs fois dans des librairies. Mais il me faut reconnaître, dans le civil comme dans l’exercice de mes fonctions, ma dette envers quelques « bons libraires » dont la sagacité sait placer fortuitement sous mes yeux des textes importants, qui m’auraient peut-être échappé sinon.
La question est profonde : ce qu’une « Bonne Librairie » fournit, seule, au lecteur – et qui en rend la fréquentation indispensable au critique –, c’est le moyen de sortir de son ornière, un antidote à la satisfaction paresseuse que déplore Fernando Pessoa dans un vers de son poème « le Cinquième Empire » : « Bien triste, celui qui est heureux ! » – de nouveaux désirs, ré­sume Forsyth : « et plus bizarres ils seront, mieux ce sera. »

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