Aquarium vert

Aquarium vert

The Elephant Man and Other Reminescences, souvenir du chirurgien Frederick Treves publié en 1923, retrace la vie pathétique et émouvante en plus d’un point de Joseph (John) Merrick, homme difforme dès l’enfance et qui aurait souffert, d’après les recherches médicales les plus récentes, non pas d’éléphantiasis ni de neurofibromatose mais du syndrome de Protée.

Le récit que donne Treves de la vie et de l’évolution de la maladie de son patient délaisse la plume strictement littéraire — quoiqu’elle affleure par endroits — pour l’écriture compassionnelle, physiologique dans sa portée sensible, bien fort éloignée en réalité de celle du dossier médical. La relation qu’entretient le chirurgien avec Merrick dépasse très vite la simple curiosité et l’observation des effets du traitement généreusement offert par l’hôpital de Londres. Découvert avec horreur dans le gourbi sale d’un saltimbanque, Tom Norman, organisateur de ces freak shows si populaires dans les villes européennes du siècle dernier, Merrick est d’abord figure de l’altérité la plus désarmante, celle d’un homme fait créature — non pas homme ni même bête mais créature indéfinissable, bousculant les représentations que chacun se fait de la normalité et de l’animalité.

Tout le récit montrera alors un constant dessaisissement du point de vue normatif ainsi qu’une mise au point permanente du regard, persistant après la mort de Merrick dans la mémoire de Treves. La maladie de John, certes bien visible et même monstrueuse, reconfigure à chaque fois le normal et le pathologique, chaque visiteur de « l’Elephant-Man » ayant à dépasser son effroi premier et à saisir où se situe le refuge d’une humanité qui ne peut plus se lire sur un corps parasité par des excroissances. L’humanité de Merrick, étonnante après les épreuves qu’il a dû endurer, se niche dans un hors-lieu, non pas le sourire que la bouche recouverte par les chairs ne sait plus former et façonne même en grimace, ni même dans le regard puisqu’un des yeux de John est déjà mangé par le corps, mais dans l’entrain de John à se confronter au monde, dans son perpétuel enthousiasme.

En interrogeant le regard que l’homme porte sur une âme aux traits monstrueux, Elephant man se hisse de l’histoire vraie aux dimensions de la fable. Extrêmement brève mais pleine d’un mystère sur ce qui fait l’homme, la biographie de Treves ne pouvait qu’inspirer les cinéastes et metteurs en scène, fascinés par l’étrange beauté d’un portrait affreux, à laquelle les spectateurs ne sauraient rester insensibles. D’émotions il est ainsi souvent question dans le récit : pendant que les nouveaux visiteurs de Merrick, pas tout à fait déchargés de leur curiosité malsaine, découvrent autre chose qu’une créature de cauchemar, John, lui, se métamorphose en homme en adoptant les goûts de l’époque et en s’apprivoisant lui-même. Touchant est ce passage qui le montre pour la première fois désarmé face au sourire sincère d’une jeune femme : Merrick ne peut s’empêcher de pleurer sur ses genoux. Réduit par autrui à une humanité fruste, John n’avait pas jusque-là conscience de sa hauteur d’âme et de son existence entièrement tournée vers autrui, parfois jusqu’à l’ingénuité.

Car si Elephant man a des allures de fable — la dernière page délivrant même une morale sur le damné marchant vers son salut —, il emprunte aussi sa forme au conte naïf. Pour devenir un homme accompli, Merrick doit repasser par l’enfance, âge dont il peine à s’extraire — et Treves souligne souvent à quel point son patient a des réactions d’enfant. L’enfance est le temps où l’enfant s’approprie son corps, modèle ses mots — comme Merrick assemble ses borborygmes en phrases — et croit encore à l’illusion. Le témoignage de Treves suggère discrètement ces moments où Merrick redevient enfant en absorbant complètement la réalité qui l’entoure : lors de ses premières vacances ou devant l’illusion théâtrale, John est l’enfant béat gobant à plein la vie et sachant toujours s’en émerveiller. Il n’est donc pas surprenant que la difformité de Merrick le fasse espérer comme asiles une maison peuplée d’aveugles, un phare ou un théâtre : il ne s’agit plus seulement de cacher l’horreur mais de peupler autrement un monde hostile en y incluant un regard oblique, qu’il soit celui d’aveugles lisant les voix et la peau, d’un horizon indéchiffrable ou d’une scène ouverte à tous les trompe-l’oeil. L’histoire de Merrick nous dit quelque chose de la fantaisie perdue à l’âge adulte et que Treves observe avec fascination en Joseph Merrick : le cas clinique est refaçonné en légende.

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