Antoine Wicker, Dernières nouvelles d’Alsace
Il y faut renoncer à faire la part de ce qu’elle y convoque du réel, et de ce qu’ici elle invente : mais Marie-Noël Rio remonte bel et bien, de récit en récit, le fil d’une vie. Nous l’avions quittée dramaturge, librettiste et metteure en scène — Marie-Noël fut pendant plus de deux décennies, aux côtés de Pierre Barrat, de l’aventure de l’Atelier lyrique du Rhin à Colmar. Elle nous est un jour revenue écrivain, auteur d’essais sur l’opéra, de petits livres de cuisine qui lui valurent considérables et amusants succès d’édition, puis de brefs récits qui condensent l’écume en même temps que l’essence d’une vie : Marie-Noël Rio dans sa maison tranquille d’aujourd’hui, quelque part au nord de l’Europe, tente, dit-elle, de rassembler comme elle le peut, quand elles ne manquent pas tout simplement, les pages éparpillées du roman d’une vie à laquelle présida, dit-elle aussi, durable désordre. […] L’écho bouleversé de Pour Lili et du Palmier en Zinc traverse à tout instant ces Paysages sous la pluie qui, au seuil de l’été de 1968, entraînent la Petite parisienne jusqu’au plus intime d’une rédemptrice mais très violente expérience de l’Inde — « seule la violence aide où la violence règne ». […] Mais quelle est la vérité qui ici chemine ? Peu importe que cela ait eu lieu, ou que tout cela ne soit qu’illusion, invention, affabulation, songe la narratrice observant Alice survivante et qui quarante ans plus tard se souvient. Mais de l’expérience, de cette expérience intérieure, nul ne doute : « dans les débris d’une mémoire, dans les ruines du temps », écrit Marie-Noël Rio, mille vies, autant de rencontres et de lectures se mêlent et se confondent. Et Alice est de tout cela, comme elle est ce qu’en ses yeux imprima l’image qu’en Inde elle laissa derrière elle, de la petite mendiante, jambe pourrie d’une gangrène, bouche ouverte sur un cri que nul cette nuit-là n’entendit. Comme Alice est, aussi, la vieille chienne de Bombay, « chose vivante » et cependant pitoyable et innommable, « qui regarde de ses vieux yeux, la vieille chienne qu’elle est, encore un peu, dans la poussière et dans la beauté de la vie ». Regard de gouffre, dit-elle, où Alice vit la vie.