Anthony Dufraisse, Le Matricule des anges

Anthony Dufraisse, Le Matricule des Anges
Contrairement à ce que l’on croit souvent, Charlie Chaplin n’est pas américain. Il est sujet britannique. Début 1931, au sommet de sa gloire, il fait depuis Los Angeles le voyage à Londres. Prévu pour durer quelques semaines seulement, ce déplacement se transforme en « pérégrinations », selon son mot, et le tient éloigné d’Hollywood jusqu’en juin 1932. Revenir dans son Angleterre natale, c’est pour Chaplin retomber en enfance. Non sans mal au cœur car le jeune Charlie a eu la vie dure. C’est sur les pages d’une remontée dans le temps que s’ouvre ce recueil compilant des textes initialement parus en feuilletons, en 1933-1934, dans une revue américaine.
Inédite en français, cette chronique au long cours montre avant tout un Chaplin superstar. Si besoin était, on mesure la renommée de l’acteur à cette époque ; ses films ont franchi les frontières et l’homme, connu et reconnu partout, en Europe comme en Asie, est une attraction vivante. Nulle part il ne saurait passer incognito. Pas un pays où il n’est accueilli en triomphe, la palme revenant peut-être au Japon : à Kobe, « trois mille personnes nous attendent sur le quai, tandis que des avions passent au-dessus de nos têtes pour lâcher des tracts de bienvenue ». De l’Allemagne à l’Indonésie en passant par la France et l’Algérie, Chaplin aimante. Les grands de ce monde comme les plus humbles veulent le voir, pour une accolade, pour un autographe, pour quelques mots échangés. Où qu’il aille, Chaplin déplace les foules, ce qui fait de ce livre le parfait manuel de l’attroupement spontané. Qu’il existe « une psychologie de la formation de la foule », l’intéressé ne peut qu’en être le témoin. L’homme de la rue l’acclame tandis que les grands hommes le réclament, d’Einstein à Churchill, de Gandhi à Aristide Briand (et par chance, de passage à Rome, il rate une audience avec Mussolini).
Au-delà de l’importance de sa notoriété, ce qui surprend plus encore à la lecture, c’est qu’on sollicite son avis. Dans les alcôves feutrées ou les cercles d’initiés à la politique, on veut connaître son opinion sur les affaires du monde. L’artiste engagé a bien conscience de l’écho qui entoure le moindre de ses mots : « Le succès avait soudain doté mes opinions d’une certaine importance. » Mi-honoré mi-horrifié, il partage ses vues et ses aspirations. Ce qui, parfois, le dépasse. Par exemple avec le Mahatma : « Comment donc me suis-je fourré dans une situation si embarrassante, moi le simple acteur qui s’évertue a prendre du bon temps pendant ses vacances ? » Mais à trop polariser l’attention, à se déplacer au milieu d’un « éternel tourbillon d’excitation et d’expectative », Chaplin s’use. À la longue, cette agitation constante autour de lui l’épuise. Sous la plume du littérateur d’occasion pointent alors, l’espace d’un instant, un désir d’anonymat et l’envie d’être aimé pour son « moi intime ». Hélas pour lui, il ne s’appartient plus vraiment. C’est qu’il est un degré dans la célébrité où le moi profond n’a plus droit à l’expression. Chaplin en souffre parfois et en joue souvent. En réalité, cette existence en représentation permanente semble le combler plus qu’elle ne l’incommode.
Autoportrait en touriste illustre, ce recueil est aussi une galerie de portraits d’écrivains. La vie mondaine lui donne l’occasion de faire connaissance avec certaines sommités et d’en revoir d’autres, « vieilles relations ». Défilent dans ces pages Bernard Shaw, Aldous Huxley, Maurice Maeterlinck, Emil Ludwig, H.G Wells. Accompagné de ce dernier, il manque, dans les ruelles de Grasse, de déclencher une émeute : « Désolé, mais on remettra tout cela quand vous vous serez laissé pousser la barbe », lance à Chaplin un très flegmatique Wells, auteur, rappelons-le, de L’Homme invisible

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