Alexis Jenni, Études

Alexis Jenni, Études

J’ai vu la misère, le titre français du livre de Martha Gellhorn, fait ce qu’il peut : il rend le contenu du titre anglais, mais sans les résonances multiples. Le titre original, The trouble I seen, est tiré du negro-spiritual Nobody knows… Martha Gellhorn a vu le grand trouble de la misère, ce trouble humain, social, spirituel : elle décrit ce bain d’acide qui dissout l’Humanité.

Il y a, dans ce livre de 1936 (en français depuis 1938), quatre récits indépendants. On suit quatre personnages – une dame âgée, un syndicaliste, un jeune homme et une petite fille – dans leur vie très quotidienne ; on reconnaît la côte Est, le Sud, les petites villes, tout le décor et les personnages de la littérature et du cinéma américain des années 1930. Il n’y a rien de littérairement expérimental dans ce livre, c’est voulu, la forme en est un peu désuète, mais le souci de Martha Gellhorn est d’abord humain. Elle s’approche au plus près de ses personnages, qu’elle décrit sans fioritures ; elle veut les donner à voir. On se sent proche, on les écoute, ils touchent, et on les voit lentement sombrer dans l’acide de la misère qui ronge tout ce qui fait d’eux des personnes, des gens, des êtres humains socialisés. Soumis à cette dévastation sans recours, à cette réduction d’eux-mêmes, ils finissent par se ressembler : leur dignité détruite, animés par la seule survie au jour le jour, gardant quelques vestiges de valeurs et de désirs de plus en plus fantomatiques. Comme à une Providence, ils croient en l’avenir, au Président, au coup de chance… mais rien ne les aidera.

Alors on se demande soudain : Mais comment sait-elle ça ? Comment peut-elle décrire ces scènes intimes ? C’est raconté comme de la fiction mais, si c’en est, cela a-t-il la moindre valeur ?

L’avant-propos de Marc Kravetz est fort utile. En 1932, Harry Hopkins qui était à la tête de l’Agence fédérale des secours d’urgence (Federal Emergency Relief Administration ou FERA) engagea seize enquêteurs pour sillonner les régions sinistrées par la Grande Dépression, et lui faire des rapports sur la vie réelle des chômeurs (dix-sept millions à l’époque), pour adapter au mieux les aides qu’il distribuait. Pendant huit mois, Martha Gellhorn multiplie les rencontres, les rapports, avant de se faire renvoyer pour participation à une grève violente. Eleanor Roosevelt, conscience de gauche du Président américain, l’invite alors à la Maison blanche pour qu’elle écrive sous forme littéraire toute la connaissance qu’elle a acquise de la misère. The trouble I seen est la version réécrite d’une masse de rapports.

Le romanesque le plus classique est assumé, car le but en est la lisibilité. La misère est un autre monde, c’est un travail de la voir, et de la faire voir : on la craint, on la fantasme, on tâche de la maintenir au loin. La misère n’intéresse personne, ni ceux qui y sont, ni ceux qui risquent d’y tomber, ni ceux qui n’y tomberont jamais. Alors on se détourne, on la tait ou on en dit n’importe quoi, alors qu’elle est la matière noire de la société, une masse invisible qui exerce un effet réel sur le monde visible, par des ondes de terreur et un processus de délabrement. Il faut aller y voir, de façon à ce que la société ne se disloque pas sous le poids social et moral de la dérive d’une partie de sa population. La littérature est alors un outil précieux puisque, au-delà des statistiques indispensables, elle produit l’empathie nécessaire qui maintient la cohésion sociale. Ce sont nos semblables qui sont dans la misère, qu’ils y soient nés ou tombés, c’est ce qui ressort de ces récits, et l’aide sociale n’est pas « l’assistanat qui gangrène la société », mais le filet qui empêche qu’elle explose.

Rééditer Martha Gellhorn, dans un très beau livre dont l’élégante maquette rend hommage à la qualité du texte, c’est en appeler à poursuivre ce travail, parler de la misère de façon singulière et humaine, pour qu’elle ne disparaisse pas des regards et des consciences, et qu’elle ne ronge pas silencieusement la société : c’est une œuvre de salut public.

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